Les révoltes dans les pays arabes et leurs remous - en l'occurence la révolution lybienne -, connaissent un tournant, un drame venant en chasser un autre. Les forces aériennes d'une coalition internationale - France, Royaume-Uni, Etats-Unis -, mandatée par l'ONU, viennent d'opérer leurs premières frappes ciblées sur la Lybie. Sarkozy a obtenu de l'ONU, l'imposition d'une zone d'exclusion aérienne, accompagnée d'une campagne de bombardements disuasifs. La France est en pointe sur ce dossier lybien, après un silence encombrant et des revirements diplomatiques difficilement lisibles, ces deux derniers mois, face aux révoltes au Maghreb et en Egypte, et alors que la répression saoudienne s'abbat au Bahreïn… Mais les décisions diplomatiques dépendent plus des circonstances, qu'on ne le croit.
Elles semblent de moins en moins rationnalles, et connectées de plus en plus, aux émotions relayées par les médias. Du coup, elles ne sont pas toujours cohérentes avec leurs principes. Après deux mois d'asthénie diplomatique, la France a été le premier pays à soutenir le Conseil national lybien, qui dirige l'insurrection lybienne depuis Benghazi. Elle a aussi débarqué dans cette ville une mission humanitaire (médecins et logistique). La campagne de bombardements devrait se poursuivre dans les prochains jours, outre le cessez-le-feu décrété par Kadhafi. Mais une telle opération, sous commandement occidental, pourrait aussi alimenter la propagande du régime en place, et susciter un rejet nationaliste dans l'opinion arabe. La Ligue arabe a annoncé clairement sa réticence, voire ses critiques, à cet effet, son soutien étant pourtant primordial pour la coalition. Le risque d'une telle opération est aussi de devoir s'engager dans une mission d'assistance plus lourde que prévue, avec une issue incertaine. Les campagnes de bombardements aériens connaissent leurs limites, sans oublier les incontournables pertes civiles. Et idéologiquement, ce positionnement relève aussi du deux poids / deux mesures. On pourrait aussi évoquer le cas ivoirien, où la situation continue pourtant de se détériorer, certains observateurs faisant allusion à des scènes de guerre et de répression contre les partisans de Alassane Ouattara, ayant déjà fait des centaines de victimes ! Des dizaines de milliers de réfugiés qui fuient les combats en Côte-d'Ivoire continuent d'affluer dans l'est du Libéra, aggravant leurs difficultés de ravitaillement et faisant peser la menace d'une déstabilisation régionale. Les appels à l'aide rencontrent jusqu'ici peu d'écho, la situation en Côte-d'Ivoire passant au second plan des préoccupations internationales. Il y a encore trente ans, la question Gbagbo aurait rapidement été réglé, par décision de l'Elysée. Le corps expéditionnaire français, présent dans le pays depuis l'indépendance, serait intervenu manu-militari, il aurait chassé Gbagbo, et intronisé Ouattara, le vainqueur officiel des élections.
Au temps du général de Gaulle et de Jacques Foccart, le patron des affaires africaines, l'opération aurait pris moins de 24 heures. Elle aurait été décidée sans le moinde état d'âme. Mais il est vrai, tout cela nous paraît bien loin. Nous serions après tout légitimement choqués d'une intervention militaire française. La Côte-d'Ivoire a fêté récemment ses cinquante ans d'indépendance. C'est un Etat souverain, et sa souveraineté doit être respectée. Ouattara est reconnu par les grands Etats occidentaux, même si on n'est pas vraiment sûr, qu'il est moins triché que son rival. Mais foin des querelles byzantines, la guerre civile est imminente, le bruit des machettes se rapprochant, la Côte-d'Ivoire risquant de connaître le sort du Rwanda. Il y a quelques jours, Laurent Gbagbo n'a pas hésiter à faire tirer sur une marche de femmes, à Abidjan. En 1949, l'armée française avait refusé de faire feu sur des femmes ivoiriennes, qui manifestaient contre l'incarcération de leurs maris. Mais à l'époque, l'ONU avait quatre ans. Aujourd'hui, elle en a cinquante. Notre époque a fait de la paix, sa valeur suprême. On le voit pour la Lybie. Alors même que notre ministre des affaires étrangères, Alain Juppé, avait d'abord refusé cette option, Nicolas Sarkozy a obtenu l'ouverture d'une campagne de bombardements ciblés. Et on fait fi de la souveraineté nationale de la Lybie, une ancienne colonie pourtant aussi. Les dirigeants occidentaux nous expliquent qu'ils veulent chasser un tyran, qui tire sur son peuple. Même si historiquement, c'est aussi le propre des tyrans que de tirer sur leur peuple.
Certes, comme le soulignait Bernard Lugan, “personne ne regrettera le satrape lybien” - qui chutera bien un jour -, “responsable de multiples attentats, de nombreux crimes et de la déstabilisation de régions entières de l'Afrique“. Mais il faut parfois laisser l'émotionnel de côté, pour s'intéresser au réel. On ignore encore les conséquences d'une chute de Kadhafi, qui est autant une aspiration démocratique populaire, “que la manifestation de l'éclatement de l'alchimie tribale sur laquelle reposait son pouvoir“. A 90 % désertique, la Lybie est un Etat récent - né de la colonisation italienne -, conglomérat de plus de 150 tribus divisées en sous tribus. En 1932, Mussolini annonce l'occupation militaire de la Cyrénaïque, de la Tripolitaine et en 1934, la deux provinces sont unies en une seule, nommée Lybie. Les ensembles tribaux ont des alliances traditionnelles et mouvantes, au sein des trois régions, à savoir la Tripolitaine (Tripoli), qui regarde vers Tunis, la Cyrénaïque dont la capitale est Benghazi et qui est tournée vers Le Caire et le Fezzan, dont la principale ville est Sebba, qui plonge vers le bassin du Tchad et la boucle du Niger. De l'indépendance de la Lybie en 1951, jusqu'au coup d'Etat du colonel Kadhafi en 1969, la Lybie fut une monarchie dirigée par les tribus de Cyrénaïque.
Mais le système d'alliances tribal est affaibli depuis le coup d'Etat de 1993, fomenté par des Warfallad, qui fut noyé dans le sang. La terreur imposée par le régime a étouffé les rancoeurs, jusqu'au mois de février 2011, Kadhafi ayant en réalité perdu la Cyrénaïque, ses fiefs restant la Tripolitaine et le Fezzan. Mais même en Tripolitaine, les grandes solidarités et subtiles alliances tribales demeurent chancelantes. Le danger pourrait être de voir émerger une situation de guerres tribales, comme en Irak, ou en Somalie, suivie d'un éclatement en plusieurs régions. Le chaos ouvrirait un espace inespéré pour l'Aqmi, auquel viendrait s'ajouter une dissendence toubou au sud du pays, et des initiatives touareg, adossées à leurs bases-arrière du Mali et du Niger. Un tel conflit aurait aussi des conséquences pétrolières. Il aurait été ainsi préférable que le peuple lybien mène lui-même sa révolution à son terme, quitte à lui apporter un soutien indirect - notamment par l'imposition d'une zone d'exclusion aérienne -, les enjeux de la transition étant complexes et conséquents. Aujourd'hui, notre conscience qui se prétend universelle, aiguisée par les images de la télévision, ne supporte plus le colonel Kadhafi. Il faut donc bombarder Tripoli et Benghazi, mais ne pas intervenir à Abidjan. On attend ainsi de savoir, quelle est la logique derrière tout cela… C'est sans doute qu'il n'y en a pas.
J. D.