De la scène à l'ascèse : Camille Saint-Saëns et le prix de Rome par Hervé Niquet

Publié le 20 mars 2011 par Jeanchristophepucek

Pierre Puvis de Chavannes (Lyon, 1824-Paris, 1898),
L’Espoir
, 1872.

Huile sur toile, 102,5 x 129,5 cm,
Baltimore, Walters Art Museum.

Parmi les initiatives que l’on doit au Palazzetto Bru Zane, sa série d’enregistrements visant à documenter les musiques du prix de Rome, inaugurée avec un excellent premier volume consacré à Debussy (Glossa, 2009), se signale par la qualité de sa documentation et le bonheur des découvertes qu’elle propose, permettant de réhabiliter des œuvres que le contexte même de leur création avaient un peu trop rapidement désignées comme d’un intérêt douteux. Un nouveau volet, toujours somptueusement édité par Glossa, nous arrive aujourd’hui ; il est consacré à Camille Saint-Saëns.

Le compositeur de la célèbre Danse macabre a concouru deux fois pour le prix de Rome, avec, à chaque reprise, la reproduction du même schéma : classement à la première place du concours d’essai (les deux belles partitions pour chœur et orchestre, Ode et Chœur de Sylphes, composées pour celui-ci sont données en tête du second disque), échec à l’épreuve de la cantate. En 1852, pour sa première présentation, Saint-Saëns n’a pas encore 17 ans (il les fêtera le 9 octobre suivant) ; c’est, faut-il le rappeler, un prodige qui a donné son premier concert en 1846, à dix ans et demi, a obtenu, en 1851, le premier prix d’orgue du Conservatoire, et considère le prix de Rome comme celui que l’institution parisienne ne peut lui offrir dans le domaine de la composition. Le choix d’un texte assez complètement dénué de ressorts dramatiques, Le retour de Virginie, pour la cantate du concours annuel n’a pas été, de son propre aveu, très inspirant pour le jeune musicien, mais reconnaissons qu’il a néanmoins tenté de tirer le meilleur parti de ses effusions sentimentales et de sa fin malheureuse, rappelant à lui, comme dans sa récente Symphonie en la majeur (1850), le souvenir de Mendelssohn pour composer les parties orchestrales, et celui de l’opéra-comique pour la conduite des voix, un mélange qui fut sans aucun doute peu goûté par un jury réputé plutôt conservateur. Saint-Saëns, dont on imagine l’amertume, sera vengé lorsque, quelques mois plus tard, la Société Sainte-Cécile récompensera, à l’unanimité d’un collège où siégeaient, entre autres, Gounod, Halévy, Reber et Gouvy, son Ode-cantate à Sainte-Cécile.

En 1864, c’est, en revanche, un Saint-Saëns dont la carrière est déjà bien lancée qui concourt, à la surprise générale, une seconde fois pour le prix. Nommé titulaire des orgues de la Madeleine depuis décembre 1857, auteur de trois symphonies (1853, 1856 et 1859), de deux concertos pour violon (1858, 1859) et d’un pour piano (1858), sans compter des mélodies, dont certaines à succès, son échec n’en est que plus cinglant, d’autant que le texte de la cantate annuelle, Ivanhoé, est loin d’être aussi faible que celui du Retour de Virginie. Le jury fut-il irrité, cette fois, par la volonté de Saint-Saëns de s’approcher du modèle verdien, alors en vogue ? Toujours est-il que sa partition confirme ses qualités d’orchestrateur ainsi que sa capacité à digérer les influences lyriques les plus modernes de son époque. Cette déconvenue, dans laquelle il voyait une négation de son statut de compositeur au profit de celui de simple interprète, fut très sensible au musicien qui développa ensuite une très nette tendance à l’occulter.

Comme nombre de ses contemporains, dont Gounod est peut-être l’exemple qui vient le plus immédiatement à l’esprit, Saint-Saëns se fit également un nom dans le domaine de la musique sacrée, un genre qu’il pratiqua même après que sa période d’activité à l’église (1853-1877) fut passée. Organiste à la virtuosité et à l’inventivité reconnues, ses pièces vocales, représentées ici par des extraits de la Messe opus 4 (1857) et des motets publiés en 1885, se distinguent pourtant souvent par une esthétique délibérément austère, laissant apparaître une véritable maîtrise du contrepoint et tournant résolument le dos aux habitudes consistant alors à transposer dans le répertoire religieux des mélodies provenant du monde lyrique. Un art nourri de Bach et de Palestrina, exigeant et supérieurement construit sous son apparente simplicité, dont la décantation assumée n’empêche aucunement une véritable expression sensible, plus diffuse que tonitruante dans les œuvres ici enregistrées, finalement très française dans sa retenue.

De la même façon que le programme de cet enregistrement se scinde en deux parties distinctes, l’impression qu’en laisse l’écoute est double. Le disque consacré aux cantates est, à mes oreilles, de bon niveau, mais certains chanteurs y sont parfois mis à rude épreuve ; ainsi, Marina De Liso, assez à son aise dans Le Retour de Virginie, montre une ligne vocale souvent tendue et un français d’une intelligibilité perfectible dans Ivanhoé, pièce dans laquelle, inversement, Bernard Richter est impeccable alors que sa prestation dans Le retour de Virginie voit le naturel céder sous le poids de l’effort. Pierre-Yves Pruvot et Nicolas Courjal, incarnant respectivement Bois-Guilbert dans Ivanhoé et le Missionnaire dans Le retour de Virginie, font preuve d’une belle égalité dans les registres et d’une agréable plénitude de timbres. On ne pourra, en revanche, que louer l’implication dramatique des quatre solistes qui font assaut d’énergie pour dynamiser des livrets au théâtre quelquefois incertain et parviennent à apporter le relief nécessaire pour que les cantates ne sombrent pas dans la grisaille des purs exercices académiques. Mais leurs efforts ne seraient rien sans le soutien du Brussels Philharmonic (photographie ci-dessus) qui obéit au doigt et à l’œil aux sollicitations d’un Hervé Niquet dont les affinités avec la musique romantique semblent s’affirmer à mesure que celles avec le répertoire baroque se distendent. Les instrumentistes, dont on soulignera la tendance bienvenue à contrôler le vibrato, font preuve de beaucoup de cohérence et de réactivité, suivant sans faillir le geste d’un chef qui creuse les contrastes et souligne les dynamiques avec beaucoup de pertinence, et offrent également de très belles couleurs, avec des bois et des cuivres magnifiques, au nombre desquels le corniste Bart Cypers, brillant soliste dans le second disque.

Cette deuxième partie de programme est, elle, une indiscutable réussite, à la minime réserve près que la qualité de l’interprétation des deux extraits de la Messe opus 4 fait déplorer qu’elle n’ait pas été intégralement enregistrée, quand la demi-heure nécessaire aurait pu être ménagée en faisant basculer les deux chœurs du concours d’essai pour le prix de Rome sur le premier disque. Ce regret excepté, ce volet où domine la production sacrée de Saint-Saëns est un sans-faute, qui doit beaucoup à l’impeccable prestation d’un Flemish Radio Choir (photographie ci-dessus) discipliné, dispensant sans compter lumière, chaleur et même une tendresse diffuse dans les motets qui closent le disque. La conjonction d’un chœur doté d’excellents moyens, tant techniques qu’expressifs, avec l’expérience d’un chef parfaitement au fait des différentes sources auxquelles puise la musique religieuse française du XIXe siècle, encore largement à redécouvrir, fait merveille. Alternant solennité et simplicité avec le même bonheur, Hervé Niquet et ses chanteurs, accompagnés, au plein et meilleur sens du terme, par un excellent François Saint-Yves à l’orgue, donnent à chaque œuvre son juste poids, évitant les pièges de la grandiloquence comme du sulpicien pour ne retenir que la ferveur et l’humilité qui émanent de ces partitions. Il faut dire un mot, pour finir, de l’Ode, très habile rencontre entre sujet religieux et théâtre, et du plus léger Chœur de Sylphes, où l’esprit de Mendelssohn se pare d’atours Ancien Régime, qui ouvrent cette partie du programme ; ils voient se conjuguer les qualités du Brussels Philharmonic et du Flemish Radio Choir et permettent à l’auditeur de découvrir avec bonheur deux petits joyaux, jusqu’ici inconnus, qui méritent bien mieux que l’oubli.

Malgré les réserves que j’ai pu exprimer quant à sa première partie, je recommande à tous les amoureux de musique française l’acquisition de ce Camille Saint-Saëns et le prix de Rome, un livre-disque qui offre des découvertes musicales de premier plan et des textes de haut niveau signés par des spécialistes de la musique du XIXe siècle. Puissent les équipes du Palazzetto Bru Zane, dont on devine que la curiosité ne connaît guère de limites, continuer à nous ménager longtemps, au fil des disques, d’aussi passionnants parcours que celui-ci.

Camille Saint-Saëns et le prix de Rome. Cantates Ivanhoé et Le Retour de Virginie. Ode. Chœur de Sylphes. Messe, opus 4 (extraits). Motets.

Julie Fuchs, soprano. Marina De Liso, Solenn’ Lavanant Linke, mezzo-sopranos. Bernard Richter, ténor. Pierre-Yves Pruvot, baryton. Nicolas Courjal, basse.
Bart Cypers, cor. François Saint-Yves, orgue.
Flemish Radio Choir
Brussels Philharmonic – the Orchestra of Flanders
Hervé Niquet, direction

2 CD [durée totale : 1h54’24”] Glossa GES 922210. Ce livre-disque peut être acheté en suivant ce lien.

Extraits proposés :

1. Le retour de Virginie, cantate sur un texte d’Auguste Rollet :
Prélude

2. Ivanhoé, cantate sur un texte de Victor Roussy :
Chant et Trio « Oui, malgré mon jeune âge »
Marina De Liso, Rebecca – Bernard Richter, Ivanhoé – Pierre-Yves Pruvot, Bois-Guilbert

3. Ode, chœur sur un texte de Jean-Baptiste Rousseau

4. Ave verum, motet en ré majeur pour chœur de femmes, cor solo & orgue

Illustrations complémentaires :

Paul Renouard (Cour-Cheverny, Loir-et-Cher, 1845-Paris, 1924), Camille Saint-Saëns, c.1875. Estampe, 25 x 16 cm, Paris, Bibliothèque nationale de France.

La photographie du Brussels Philharmonic est de Britt Guns.

La photographie du Flemish Radio Choir est de Björn Tagamose.