Il y a Toi; c'est bien normal, tu es dans le fauteuil. Il y a Moi, ta moitié, qui le pousse. Et puis il y a le fauteuil roulant : il est important, presque humain, contrariant comme tous les "presque" humains, mais respectable, car il nous donne à Toi, à Moi, une autonomie pour la vie quotidienne.
Toi dans le fauteuil, on se dit que tu as l'habitude, qu'on se fait à tout. Mais non, tu t'es adaptée, c'est tout. Bien obligé. Pas le choix. Ton handicap - pardon ta déficience physique - tu ne la brandis pas comme une bannière, comme une raison d'exister. Non, tu existes malgré ce fauteuil, en dehors de ce fauteuil. D'ailleurs quand tu rêves, tu marches, tu glisses au-dessus des champs de blé moutonnant, tu cours, tu folâtres, tu n'as plus de fauteuil. Tu ouvres l'oeil. Il est là qui t'attend.
Est-ce que le handicap a été une chance pour toi? - Tu ne le penses pas. La voix du bon sens dit toujours qu'il vaut mieux être comme tout le monde, vivre dans un milieu aisé, avoir une bonne santé, etc. Mais c'est comme ça, tu es dans un fauteuil et tu as ton compagnon qui le pousse.
Pour plus d'autonomie, d'indépendance, tu circules aussi en fauteuil électrique. J'essaye de te suivre, mais comme chacun sait, un handi en fauteuil électrique trace, slalome, écrase les pieds d'une vieille dame, d'une femme en robe à fleurs de la Sécu, d'une jeune ingénue qui proclame la bouche en coeur : "parce que je le vaux bien!"
Et puis, il y a le fauteuil. C'est un personnage à part. Il bute dans les ornières, tente des renversements en montant les trottoirs rebelles. Il écrase au passage une canette jetée négligemment par une graine de "barbare" discriminée, évite les inévitables souvenirs canins, les tessons de bouteille. Il me salit les mains, les pantalons, quand je le remonte dans le coffre de la voiture. Il a ses crises existentielles.
Qui m'a dit récemment que c'était monstrueux de mettre sur un même plan Toi, Moi... et lui? Mais ne savez-vous pas que les objets ont une âme? - Si, il me l'a dit ce fauteuil. Il nous remercie pour les bons soins qu'on lui donne, pour les cailloux chers à Cabrel sur lesquels il crapahute élégamment. Il me fatigue parfois quand je monte pour la énième fois un seuil de magasin mal abaissé, quand je contourne la énième voiture garée sur le trottoir, quand je dois me faufiler entre les tables d'un restaurant en dérangeant quelques vautrés attablés, quand je dois parlementer avec la sécurité d'un cinéma, d'une salle de spectacle pour qu'on daigne nous laisser entrer. Délit de sale fauteuil, ça vaut bien un délit de sale gueule à l'entrée d'une boîte de nuit. Les videurs ne nous refusent pas parce qu'on va foutre le boxon à l'intérieur. Non, ils nous refusent parce qu'un fauteuil doit porter une cravate, que c'est un club privé et qu'on a qu'à s'arranger pour être comme tout le monde. HALDE*-là!
* Halde - Haute Autorité de Lutte contre les Discriminations et pour l'Egalité - Tel. 08.1000.5000
Philippe Barraqué
© 2008 – Philippe Barraqué/Cesarina Moresi – Blog Handi t’es pas cap – Tous droits réservés. Consultez la certification IDDN : InterDeposit Digital Number