Libye - Les manipulations de la gouvernance : une analyse de la résolution 1973 de l'ONU (Le Grand Soir, 20 mars 2011; et La Libre Belgique, 22 mars 2011) - Texte intégral
Une intervention militaire à l’encontre de l’armée gouvernementale libyenne revient à soutenir une rébellion armée qui tente de renverser un gouvernement légalement établi.
Présenté par la France, avec l’appui de la Grande-Bretagne, le texte de la résolution 1973 du Conseil de Sécurité de l’ONU, voté ce 17 mars, constitue un nouveau pied de nez de la « gouvernance » pour le droit international, c’est-à-dire d’un interventionnisme arbitraire, comme au Kosovo, comme en Irak, comme en Afghanistan.
Cette résolution, en effet, présente un caractère aberrant et constitue un lourd précédent : d’une part, elle transgresse les principes de non-ingérence et de souveraineté des États et, d’autre part, elle normalise un peu plus encore la politique des deux poids et deux mesures, qui caractérise de plus en plus radicalement l’action onusienne.
Basée sur le postulat rhétorique que le gouvernement de Mouammar Kadhafi exercerait une répression criminelle « contre le peuple libyen et les populations civiles éprises de liberté » (dixit Alain Juppé, ministre des affaires étrangères français), la résolution appelle la communauté internationale à interdire tout vol dans l’espace aérien libyen et à tout mettre en œuvre pour « protéger la population civile et faire cesser les hostilités », soit un texte relativement vague qui occasionnera certainement bien des exactions de la part des États intéressés…
Or, le postulat de base est biaisé : le gouvernement libyen, au moyen de l’armée régulière, pour dictatorial qu’il soit (la légitimité d’un gouvernement, selon le droit international, ne repose nullement sur le critère démocratique), ne vise en aucun cas à massacrer des civils, mais à réprimer une rébellion, armée, qui tente de renverser par la force l’ordre établi, et ce, en outre, dans un contexte tribal qui oppose le nord-est du pays (Benghazi et Tobrouk) aux tribus, majoritaires, qui soutiennent le clan Kadhafi.
Il ne s’agit donc pas d’un « dictateur massacrant son peuple désarmé » : le chef de l’État, commandant des forces armées, combat des troupes rebelles, minoritaires, qui sèment le trouble dans le pays, et ce en parfait accord avec le droit international, qui fonde la légitimé de tout gouvernement à exercer souverainement l’autorité sur son territoire, à l’intérieur de ses frontières.
En outre, plusieurs des leaders des rebelles ne sont pas à proprement parler des démocrates « épris de liberté » : le secrétaire du « Conseil national de Transition » qui ambitionne de remplacer le gouvernement Kadhafi n'est autre que Mustapha Mohammed Abud al Jeleil, ancien ministre de la justice de Kadhafi (en décembre 2010, Amnesty International l'avait dénoncé comme l'un « des plus effroyables responsables de violations des droits humains en Afrique du nord »). Et, à la tête des « forces armées civiles », on trouve le général Abdul Fatah Younis, ancien ministre de l’intérieur et chef de la police politique de Kadhafi, dont il semble qu'il ait décidé de prendre le trône…
Une intervention militaire à l’encontre de l’armée gouvernementale libyenne reviendrait ainsi à soutenir une rébellion armée qui tente de renverser un gouvernement légalement établi. Et les opérations militaires, telles qu'elles se déroulent à présent, ressemblent à s'y méprendre à une guerre menée contre l'Etat libyen et en parfaite entente avec les forces armées de la rébellion. L'ingérence est patente, le parti-pris est évident et on est bien loin de la simple zone d'exclusion aérienne prévue à l'origine de la résolution.
C’est pourquoi plusieurs membres du Conseil de Sécurité de l’ONU –et non des moindres : la Chine, la Russie, le Brésil, l’Inde et l’Allemagne, soutenus par la Turquie- ont refusé d’avaliser cette résolution et se sont abstenus lors du vote.
Enfin, comment interpréter l’attitude des puissances signataires et de la Ligue arabe (à commencer par l’Arabie saoudite), qui s’indignent des événements qui se déroulent en Libye et proposent, Qatar et Émirats arabes unis en tête, une intervention militaire, alors que, dans le même temps, le roi du Bahreïn, voisin frontalier direct du Qatar et des Émirats, massacre sans pitié son peuple, des manifestants civils, non armés, eux, avec l’appui de l’armée saoudienne envoyée à sa rescousse ? Revoilà donc les deux poids et deux mesures…
Cela étant, le gouvernement libyen, qui a déjà repris le contrôle de la majeure partie du pays, a accepté l’injonction de l’ONU, a décrété unilatéralement un cessez-le-feu pour éviter les frappes annoncées et a appelé la Chine, la Turquie et Malte à dépêcher des observateurs. Mouammar Kadhafi a ainsi désamorcé la crise et coupé l’herbe sous le pied des Occidentaux désireux de soutenir la rébellion, à commencer par la France qui avait parié un peu vite sur la chute du régime libyen et s’est trouvée en mauvaise posture lorsque celui-ci s’est révélé plus solide que prévu.
Mais la France est passée outre, invoquant la supposée fallaciosité des déclarations du gouvernement libyen, et est intervenue en frappant plusieurs cibles au sol sous le prétexte de « protéger des civils », appuyant de la sorte la contre-attaque des rebelles. Ces frappes, appuyées par des tirs de missiles « chirurgicaux » états-uniens et britanniques depuis des navires de guerre croisant en Méditerranée, ont déjà tué, en une seule journée, une cinquantaine de civils libyens et gravement blessé près de cent cinquante autres personnes. Plus encore, en violation du cadre strict de la résolution 1973 (qui n'autorise d'actions que dans le but de protéger des civils dont la sécurité serait menacée), les avions de la coalition ont bombardé à plusieurs reprises des résidences du chef de l'État libyen : il apparaît sans ambiguïté que l'objectif des Occidentaux n'est pas la protection des civils, mais le renversement de Mouammar Kadhafi.
En cela, la question qui se pose est de déterminer les vraies motivations, acharnées, de la France à vouloir destituer Mouammar Kadhafi. L’erreur stratégique commise par l’Élysée, en reconnaissant les rebelles comme nouveau gouvernement en Libye, peut expliquer que, dorénavant, la seule option pour Paris, soucieuse de maintenir son influence sur les ressources pétrolières libyennes, est de remplacer le gouvernement Kadhafi par les leaders de la rébellion qu’elle a soutenue. Et personne n’y perdrait au change, dans la mesure où Kadhafi ne s’est pas toujours montré aussi docile que l’Occident l’avait espéré.
Aussi, probablement, un nouveau gouvernement serait-il plus complaisant, constitué des ministres et diplomates qui, croyant le moment venu, ont retourné leur veste de ces derniers jours et appelé à la chute du « dictateur » qu’ils avaient pourtant si bien servi jusqu’à présent.
Mais attention, la partie n’est pas encore terminée : face à l’armée libyenne, puissamment équipée par l’industrie d’armement française, dont elle a fait les choux gras des années durant, les forces d’intervention étrangères pourraient bien y laisser des vies… Et cette résolution fumeuse, à présent qu’elle est suivie d’effets, risquerait d’entraîner la Libye dans le désordre dévastateur d’une guerre civile inextricable.
Lien(s) utile(s) : Le Grand Soir et La
Libre Belgique.
Coupure de presse : - (La Libre Belgique).
Document : Texte de la résolution 1973 du Conseil de Sécurité de l'ONU.
Discours d'Alain Juppé, Ministre des Affaires étrangères de la France, devant le Conseil de Sécurité de l'ONU (17 mars 2011) :
Lire aussi : TUNISIE – EGYPTE - Derrière les apparences, la stabilité et LIBYE - Ne jamais vendre la peau de l'ours....
© Cet article peut être librement reproduit, sous condition d'en mentionner la source (http://pierre.piccinin-publications.over-blog.com).