O tempora (3/3)

Publié le 20 mars 2011 par Jlhuss

Nuit et froid sur la Ville. Nuit jusqu’à l’âme. On se tient aux aguets dans les maisons. Dehors, c’est l’heure des ombres.

Un homme à genoux au pied de la tribune des Rostres. Deux gitons s’approchent, lui frôlent la nuque. L’homme relève la tête, ses yeux sont noyés de larmes, les mignons s’éloignent en pouffant.

A la tribune, une tête livide, calée entre deux mains. La puanteur ne tardera pas, même en décembre. Marcus Tullius Cicero, qui si haut porta la dignité, le refus du monstre en l’homme, de la barbarie au cœur de la puissance, pensait-il finir ainsi, sanglante dépouille, les yeux éteints, la bouche figée comme sur un muet exorde : « Quousque tandem, Roma, degenerabis ? »  Deux gardes  non loin du monument.

L’homme s’est assis, les genoux ramenés vers le menton. Les images se bousculent dans sa tête. Celles de la nuit dernière, atrocement ressassées : toutes ces corneilles qui semblaient cerner la maison d’Astura, l’une pénétrant jusque dans la chambre de Cicéron ; le maître acceptant enfin de fuir la mort annoncée, de gagner la mer ; en chemin son ordre aux serviteurs de poser la litière, de sauver leur vie, de ne pas faire barrage aux assassins qui surgissent ; il tend le cou à l’égorgeur, on coupe la tête, mains coupées aussi, horribles trophées rapportés à Antoine pour sa vengeance et prix de son pacte provisoire avec Octave. Que vaut la vie d’un vieil orateur dans la partie de dés terrible qui s’engage entre ces deux-là ?

« Reîtres ! Soudards ! s’écrie l’homme prostré. Puissiez-vous mourir bientôt dans l’infamie ! » Un des gardes s’approche, lui demande si ça va bien, ce qu’il fait là, s’il attend quelqu’un. L’homme répond par des hochements de tête, rentre dans ses pensées. Le garde hausse les épaules et regagne son poste.

Au pied des Rostres, en cette nuit du 8 décembre 43 avant Jésus-Christ, tant d’images traversent l’esprit de l’homme assis.… Une soirée douce d’été 50, à Tusculum, sur la terrasse. Autour du maître, Terentia, l’épouse ombrageuse, la fille aînée Tullia et son nouveau mari Dolabella, le banquier Atticus, ami des bons et mauvais jours, plusieurs inconnus, et lui, Propitius, l’esclave gaulois récemment acheté sur le forum. Cicéron le prie d’évoquer pour ses hôtes le siège d’Alésia tel qu’il l’a vécu dans la ville. A Tullia qui s’émeut de la dureté de César : « Les Gaulois aussi aiment la guerre, dit l’esclave. On perd ou on gagne. » « Après ce malheur terrible pour les tiens, dit le maître, tu peux donc servir un Romain sans le haïr ? -Si ce Romain est homme, si je peux servir sans indignité. » Le maître le fixe longuement en silence, et c’est déjà comme un regard d’ami… Autre image, un matin de février 45, à Rome. Le maître effondré, pleurant sur l’épaule de son affranchi. Tullia est morte, la fille tant chérie, sa Tulliola : « Je l’ai mal protégée, trop soucieux de moi-même, de mon salut, de mon renom, de l’agonie de la République. Propitius, je veux bâtir un mausolée splendide, pour son âme, pour mon remords, cherche un endroit digne d’elle. » Puis ce désir l’a quitté, l’idée s’est installée que l’âme se moque des tombeaux.. Il méditait sur l’immortalité, confiait à la philosophie un plus haut hommage à sa fille. J’écrivais sous sa dictée jusque tard dans la nuit. « Veniet tempus, et quidem celeriter, le temps viendra, et vite, sive retractabis, sive properabis, que tu t’y refuses ou que tu te hâtes. Tantum autem abest ab eo ut malum mors sit, Mais tant s’en faut que la mort soit un mal, ut verear nihil aliud bonum potius, que je crains même qu’il n’y ait d’autre bien, si quidem vel di ipsi vel cum dis futuri sumus, si nous sommes appelés à être dieux nous-mêmes ou en leur compagnie. » Ô maître, savais-tu que tu ne survivrais  à Tullia que deux ans ?

Un groupe de pochards traverse la place, verbe haut, marche incertaine. L’un s’approche des restes macabres, se campe en orateur burlesque : « Ô têêêmpora ! ô môôôres ! ». Rires du groupe, grimaces. Les deux gardes restent impassibles.

Propitius est ailleurs, dans la villa de Puteoli, au pied du Vésuve. Décembre 45. L’homme du Rubicon s’est annoncé avec sa suite. Cicéron est inquiet : il ne fait jamais bon parier sur le mauvais cheval. César lui a certes pardonné son soutien à Pompée, mais tant de courtisans ! tant d’ennemis sournois ! « Propitius, dit-il, tu vas devoir mériter encore une fois ton nom : favorable, sois-le, aie l’œil à tout, cette réception doit être parfaite. » Elle l’a été : abondance, élégance, gaieté. Nul débat politique entre les deux hommes, conversation de lettrés dont Propitius happait des bribes. Au moment du départ : « Caius, dit Cicéron en montrant son affranchi, voici du moins un Gaulois qui ne maudit pas en toi le triomphateur de son peuple ! » Le regard de l’hôte illustre se pose sur Propitius : « Tu fais bien. La vie est trop courte pour en perdre une minute à maudire. » Puis, à la cantonade, avant un grand éclat de rire : « De la Gaule, même si vous vivez deux mille ans, vous direz : voilà ce que César a fait de mieux ! »…Trois mois plus tard, le 15 mars 44, Caius Julius Caesar meurt, en plein Sénat, terrassé de vingt-trois coups de poignard.

« Veniet tempus », oui, le temps viendra. Pour tous et chacun. Des empires et des hommes, de leurs joies et de leurs douleurs, de leurs monuments, de leurs gloires ne restera qu’un peu de poussière sur les dalles.

Propitius s’est levé. On est au plus froid de la nuit, au plus noir de la Ville, Rome, phare des peuples, cœur battant du monde. Silence, comme pour une trêve du meurtre. Demain, de nouveau le sang des proscrits, à flots, dans les maisons, les rues ; les cris des bourreaux, des victimes ; le Tibre roulant les cadavres au pied des murs de Romulus… L’affranchi gaulois peine à partir, d’un dernier regard il cherche le regard vide de la tête aimée sur le marbre : « Vale, carissime, apud deos. »

Les deux gardes suivent des yeux l’homme bizarre qui s’éloigne à pas lents et disparaît à l’angle du temple de Saturne.

*

Après s’être entendus pour massacrer les opposants, Antoine, lieutenant de César, et Octave, son petit-neveu et fils adoptif, se partagent d’abord le pouvoir : au premier l’Orient, au second l’Occident. Mais il n’y a pas durablement de place pour deux dans l’ambition. En 31 av.J.-C., lors de la bataille d’Actium, Octave défait la flotte d’Antoine et de Cléopâtre, qui se suicident peu après. En 27, le Sénat  décerne à Octave le titre d’Augustus, sacré : après cinq siècles de République, un homme de trente-six ans inaugure cinq siècles d’Empire. Au cœur des derniers soubresauts d’un régime dévoyé, quand la liberté perd son âme avant de la rendre, Marcus Tullius Cicero sauve l’honneur au prix du sang, et sa voix résonne jusqu’à nous.

* Les textes cités sont extraits successivement du Contre Verrès, du traité Des Lois et des Tusculanes
* « Quousque tandem, Roma, degenerabis ? » Jusqu’à quand à la fin, Rome, vas-tu dégénérer ?
* « Vale, carissime, apud deos. »  Porte-toi bien, ami très cher, auprès des dieux.

Arion