Ce matin, j'ai dévoré en entier "Martin Eden", le chef d'oeuvre de Jack London. Je vous ai déjà expliqué à quel point Kerouac a changé ma vie, mais je ne suis pas sûr de vous avoir parlé de mon admiration pour son aîné, le vagabond véritable, le grand romancier Jack London. Que tout le monde connaît plus ou moins grâce à "Croc-Blanc". Moi, je l'ai découvert avec "La Route", un recueil de nouvelles concernant sa jeunesse de baroudeur, ses voyages sur les trains de marchandises et son séjour en prison. C'est là que sa prise de conscience a commencer, c'est là que la cause sociale est devenu l'une de ses raisons de vivre. Et que sa soif de liberté l'a saisi, et ne le quittera que lorsque le succès le rendra très malheureux. En 1916, ce gamin misérable qui a fait fortune grâce à la littérature finit par mourir. Personne ne sait vraiment s'il s'agit d'une maladie ou d'un suicide.
"Martin Eden", je l'ai donc dévoré ce matin, alors que je devais surveiller comme chaque samedi une bande de lycéens se préparant pour le Bac. C'est un roman à dimension autobiographique. Avec un sens merveilleux du récit d'apprentissage mais avec plus de fraîcheur qu'un Balzac ou un Goethe, London nous raconte comment un petit vagabond est introduit au monde bourgeois grâce à l'écriture et comment l'amour qu'il porte à sa muse l'entraîne vers la mort. C'est plein de poésie, de moments bouleversants, on est plongé habilement dans l'esprit du personnage principal, on s'identifie à ses combats, on est ému par son romantisme et la perte de ses idéaux, et on pourrait presque citer chaque page du roman tellement il est beau. Avec sa galerie de personnages et sa réflexion sur le pouvoir de l'écriture, je me suis pris à imagner ce que pourrais donner cette oeuvre si elle était transposée en pièce de théâtre. Et pour m'amuser, j'ai commencé à réfléchir à cette pièce, à l'organiser, scène après scène. Je me voyais déjà incarner Martin Eden, le rôle de ma vie. Et puis la cloche a sonné et il a fallu ramasser les copies.
Autobiographie ou non, futur projet théâtrale ou formidable livre de chevet, il s'agit bien là d'un roman que je ne suis pas prêt d'oublier et qui place Jack London un peu plus haut dans mon panthéon des écrivains. J'ai beau avoir suivi un parcours littéraire, j'ai beau avoir une vraie passion pour l'écriture, je n'avais pas vraiment lu un bouquin depuis très longtemps. Lu du début à la fin sans jamais perdre patience. C'est plutôt bon signe, je commençais à m'inquiéter. Et je vous conseille cette lecture que vous soyez avide de littérature américaine ou simplement avide de beauté.
"J'apprends à parler, balbutia-t-il. J'ai l'impression d'avoir tant de choses à dire. Trop de choses. Je n'arrive pas à exprimer ce que j'éprouve vraiment. Parfois, il me semble que le monde entier a élu domicile en moi et me demande d'être son porte-parole. Je ressens... ah, comment décrire ça? j'en ressens toute la grandeur mais, dès que j'ouvre la bouche, je bredouille comme un bambin. C'est une tâche ardue de transmuer la sensation en langage, écrit ou parlé et de la transmettre sans l'affadir au lecteur ou à l'auditeur. Voyez, j'enfouis mon visage dans l'herbe et les senteurs qui emplissent mes narines me communiquent des milliers d'images et de pensées. C'est l'odeur de l'univers que je respire. J'en sais les chansons et les rires, les joies et les peines, les combats et la mort. Je voudrais pouvoir dépeindre, pour vous et pour le monde, les visions que fait naître en moi l'odeur de l'herbe. Mais comment faire ? Ma langue est ligotée. La preuve : malgré tous mes efforts, je n'arrive pas à vous faire ressentir ce que je ressens en ce moment. Tout au plus vous en ai-je donné une petite idée. Je suis un bègue dévoré du désir de parler."
Demain, la musique reprend ses droits sur ces pages et si je trouve les mots, je vous parlerais du nouvel album des Strokes.