1. Ballade Pour Un Traître
Le John Wesley Harding de Reggiani. Ici la figure du bandit idéalisé est celle du traître, Judas Iscariote (plus chargé en symbolisme qu’Eric Besson.) Une flûte gorgée de chagrin et d’écho nous plonge droit en Judée, au temps du christianisme balbutiant. Mais l’Histoire est changée : on ne sait comment, le crime est commandité par une femme. Judas le mal aimé a donc trahi le Christ par amour — ce qui n’est pas si éloigné des exégèses fascinantes qui courent sur le personnage, dont le sacrifice infâmant a permis la Résurrection. Qui se soucie encore de la tragédie de Judas ? Citons Juan Asensio, l’inquisiteur basque, avec sa Chanson d’Amour de Judas Iscariote promise à une très grande postérité.
Note : A
2. Bonne Figure
Sur une trame harmonique proche de Nights In White Satin, un homme au bout du rouleau tente de sauver la face : que sa compagne parte ou pas, qu’elle revienne ou pas, cela ne change rien pour lui, il gardera bonne figure. Bien sûr, l’interprétation cabossée laisse suggérer qu’il n’en est rien, et que s’il parvient à faire semblant le temps de trois minutes, c’est au prix de longues nuits passées à pleurer sous les couettes pour se construire une carapace. La voix de Reggiani résonne sous les écailles, affaiblie ; sa bonne figure laisse une bonne impression.
Note : A
3. Le Vénusien
Youp-la-boum : un air de samba, et Reggiani se glisse dans la peau d’un extra-terrestre pour accabler la Terre. Le principe rappelle vaguement les Lettres Persanes en beaucoup plus rouge, une distanciation candide adaptée au printemps 68. On peut, c’est logique, trouver ça daté, et préférer les chansons d’amour éternelles.
Note : C
4. La Neige
C’est une chanson sur la neige. Au début, elle est associée à l’innocence : c’est la camarade de jeux des enfants rêveurs et solitaires. Son édredon recouvre les champs boueux, elle scintille sous un soleil pâle, telle une mer de diodes. Mais bien vite, Reggiani se met en colère, et l’on découvre la vraie nature de la neige : la mort, la désespérance qui fouette le visage des vagabonds, le givre de l’âme, etc. Conclusion amère et revancharde qui jette un froid.
Note : B
5. Rupture
Tout est dans le titre. Cinq minutes apocalyptiques et désespérées sur la fin d’une relation. Pas la moindre pause pour reprendre son souffle ou sécher ses larmes. Le climat est étouffant : si Brel donne parfois l’impression de coller aux bottes, Reggiani verse très peu dans le lyrisme, il ne s’apitoie guère — c’est fini, il n’y croit plus. Résigné, il se remémore les bons souvenirs avec tendresse, sans les jeter au feu, mais à quoi bon continuer, si ça ne marche pas ? La distanciation rend la chanson encore plus accablante, et la dernière minute n’est qu’un long murmure qui n’en finit pas de mourir.
Note : A+
6. L’absence
Un homme triste et maussade nous annonce l’arrivée de l’absence, qu’il semble connaître mieux que personne. L’absence d’un enfant, d’un amour — peu importe le couteau, la blessure n’en finit pas de saigner. Perdu dans la solitude, le narrateur idéalise son manque et lui prête les traits d’une femme cruelle. La joie contenue et ironique de l’interprétation (« L’absence ! La voilà !… ») sème le trouble : on a l’impression que le héros s’amuse à perdre ses relations pour s’enfermer dans les pleurs. Au final, on ne sait rien de son histoire, mais le sentiment est décrit à la perfection.
Note : A
7. La Putain
Est-on vraiment un chanteur si l’on a pas raconté une fois au moins une histoire d’amour ratée avec une prostituée ? Le narrateur, un homme nostalgique et plaintif, se remémore les premiers émois de sa jeunesse, lorsqu’il épiait une fille de joie soudée à son réverbère. Entre garçons, ils se racontaient les charmes de la déesse qui roulait plein fard et entretenait leurs rêves humides. Ironie de l’histoire : tous les amis du narrateur ont fini par épouser une putain (on ne sait pas trop si c’est une attaque contre ses amis, ou contre les femmes en général — on comprend juste que le narrateur, lui, est tout seul.) Reggiani chante avec tendresse les atours de cette « p — point de suspension » (pour éviter de dire le mot « putain », qu’il prononce pourtant plusieurs fois quelques lignes plus bas) et malgré le sujet un peu crispant, la chanson est très réussie. Tragédie de l’histoire : on devine que la prostituée en question ne se rappelle pas du tout du petit garçon qui la reluquait avec innocence. Et comme l’époque a changé, il faut bien entendu s’indigner et préciser, pour ne choquer personne, que la femme de la chanson ne faisait pas ce métier par choix : au fond elle n’aimait pas ça, elle était forcée de le faire à cause d’impératifs économiques et sociaux, etc.
Note : A
8. Comme Elle Est Longue A Mourir Ma Jeunesse
Un homme poitrinaire et malheureux se sent maudit par sa jeunesse. Il n’arrive pas à oublier cette époque insouciante où tout lui paraissait plus facile, plus majestueux ; les bons sentiments lui collent à la peau comme de la crotte et l’empêchent d’appréhender la vie adulte. L’espace d’un instant (le pont), la chanson s’envole : la larve humiliée se rêve papillon et fonce vers la lumière aveuglante de la liberté — pour s’y brûler les ailes, évidemment, et replonger aussitôt dans la léthargie initiale. Le message est clair : les souvenirs sont une prison, un fardeau que l’on porte comme une croix sur une pente savonneuse.
Note : B
9. Va-T’En Savoir Pourquoi
Avant les Ch’tis, l’histoire d’un gars du Nord qui déserte les houillères et la pluie pour les contrées exotiques et une vie de bohème au milieu des femmes. Faussement ingénu, le narrateur se demande ce qui a bien pu pousser le héros à effectuer un tel revirement. C’est sans doute sympathique à écouter quand on vient d’une région peuplée d’ivrognes consanguins au patois pituiteux, mais ce n’est pas non plus extraordinaire.
Note : B
10. Ma Fille
Même histoire que « Votre Fille A Vingt Ans », mais cette fois-ci il n’y a aucune trace d’ironie douce-amère : on se retrouve au cœur d’un drame familial. Un père surprotecteur voit partir sa fille comme s’il perdait un bras. Résigné, il sait que la vie est ainsi faite, mais ça ne le console pas vraiment. Rien ne semble pouvoir sauver cette relation complexe que l’émancipation va briser du jour au lendemain : la complicité tournera à la politesse, le merveilleux sera mis en vitrine dans des souvenirs trop vagues… C’est d’autant plus triste qu’on devine entre les mots que le père est un homme plutôt mélancolique et déprimé dont la fille était la seule joie ; en toile de fond, on devine cet « après », ce manque d’entrain qui va prendre le pas sur tout, et qui, si on était à la place de la fille, nous remplirait de remords. Très belle chanson.
Note : A
11. Dans Ses Yeux
Un homme poète et mystérieux raconte tout ce qu’il voit dans les yeux de sa compagne. C’est mignon, et on se doute qu’il ne pourrait pas être aussi prolixe en parlant de son nez.
Note : B
12. L’Italien
Un immigré italien chétif et larmoyant revient au foyer après avoir abandonné sa famille pour vivre le rêve américain (le voyage a duré dix-huit ans.) Il frappe à la porte avec une boule dans la gorge, et supplie pour qu’on lui ouvre. L’angoisse des retrouvailles lui inspire des paroles peu diplomates (« Il ne me reste qu’une chance / C’est que tu n’aies pas eu ta chance. ») L’italien s’attend peut-être à retrouver une maison conforme à ses souvenirs heureux mais l’atmosphère est viciée : la chanson repose sur une tension créée par la porte qui ne s’ouvre pas. Quand il comprend enfin que la femme qu'il aimait n’habite plus ici et que les lumières s’éteignent, il adresse un cri déchirant à l’humanité entière pour que quelqu’un, quelque part, lui ouvre une porte ; un cri existentiel, insoutenable. Chanson tétanisante.
Note : A+
13. Edith
Un homme faible et chagriné écoute Edith Piaf seul chez lui. Des sillons lui parvient une mélodie familière, mais il craint ce soir d’y trouver un sens nouveau, un sens plus désespérant encore (il n’a pas l’air au mieux de sa forme.) Il constate, songeur, que Piaf n’a pas connu le temps des minijupes. Comme toutes les chansons de ce style, c’est plutôt émouvant, même pour les âmes esseulées qui ne supportent pas les ricanements de mouette de la Piaf.
Note : B
14. La Cinquantaine
Evocation tendre du demi-siècle. Trop tendre, peut-être — au risque d’être mollasson. Mais c’est probablement très bien quand on a cinquante ans ou qu’on vote centriste ; la note augmentera peut-être dans quelques années.
Note : B
15. Parler d’Amour
Un noctambule amer et pensif revient sur sa vie sentimentale (en ruine.) Il se demande si parler d’amour est possible ; la réponse finale, semble-t-il, est non. Ambiance à la Bacharach, toute en accords septièmes et trompettes relaxées. Agréable mais rien de très marquant.
Note : B
16. Un Taxi Passe
Tableau impressionniste du Paris nocturne, ses taxis, ses bistrots, ses téléphones qui sonnent et que personne ne décroche. Les arrangements suggèrent l’angoisse ; c’est la nuit des crans d’arrêts, de la paranoïa tardive, quand tout est perçu comme une agression. Le narrateur, lui, un homme anxieux et dévasté, évoque son grand amour qui repose six pieds sous terre (ou dans la mer : la chanson se contredit.) Les taxis conduisent tous au désespoir et sont perçus comme des pirogues voguant vers l’enfer. Reggiani, en Virgile imperturbable, nous tend la main et prépare la descente.
Note : B
17. Le Vieux Couple
Une femme s’adresse à son mari très malade et déprimé. Elle se rappelle de leur rencontre, évoque la magie initiale qui présidait leur union. A présent, ils ne sont plus que des amis, des frères et sœurs . Elle l’empêche de boire, et le réconforte quand il pleure. Leur histoire commune comporte autant de joies que de crises et trahisons, et pourtant on sent chez elle une tendresse réelle pour l’homme qui a partagé sa vie, tendresse qui pourrait bien, à ce stade, n’être que de la pitié. La parole de la fin, dans sa sécheresse, résume tout : elle ne veut pas qu’il meure. Glacial.
Note : A+
18. Hôtel Des Voyageurs
Dans une chambre d’hôtel, un homme perdu et résigné cherche à raisonner sa compagne. Ils se sont connus dans cette chambre, où M. Machin leur jouait sa polonaise. Ils se sont dit adieu des dizaines de fois avant de se retrouver ici. Métaphore de l’amour, ou de la prison, ou du temps qui passe, l’hôtel est cet endroit où l’étincelle initiale perdure, et où les deux amants finissent par se retrouver après l’orage, conscients à présent que malgré leur haine commune, ils ne peuvent plus se quitter. Le cinéma est évoqué tout au long du texte, mais la plus grande comédie, c’est celle que nos héros se jouent entre eux. Chanson plus grande que la vie.
Note : A+
19. La Maison Qui N’Existe Plus
Un homme nostalgique et cafardeux repense à une maison qui n’existe plus, si ce n’est dans son esprit. En rêvant il peut y retourner pour sentir son cœur battre (on comprend au fur et à mesure qu’en plus d’une maison, il a également perdu une femme.) On ne sait pas qui, entre le narrateur et la maison, est le plus en ruine.
Note : B
20. Le Grand Couteau
Un homme psychotique et nihiliste veut tuer un autre jeune homme. Il dit qu’il possède une lettre de lui, et il veut le tuer, on ne sait pas pourquoi. En ouvrant l’enveloppe, il découvre une photographie : sa victime a un visage préservé, celui d’un « ancien enfant ». L’écriture laisse supposer une âme de poète, délicate. Pourquoi veut-il le tuer alors ? C’est le premier twist (après deux minutes énigmatiques) : parce que le nom de sa compagne apparaît dans la lettre. On pense alors tenir une chanson sur la jalousie, la vengeance. Il avoue son projet à la compagne qui se met à pleurer. Vient alors le second ( !) twist : il lui explique enfin qu’il n’a pas ouvert la lettre, il plaisantait, il a fait semblant pour se faire peur. Ce qui au fond n’est pas très cohérent (pourquoi la compagne pleure-t-elle alors ?) — mais la parodie de murder ballad est trop belle pour se laisser prendre par la logique. D’une ode à la vengeance, on passe à une chanson sur la peur irrationnelle de perdre l’amour, les actes destructeurs qu’une telle angoisse peut provoquer. Astucieux et inquiétant
Note : B
21. Contre Vents Et Marées
Chœurs célestes, boléro hispanisant, cordes en cascade : un marin sensible et décadent sort la grosse artillerie pour expliquer que, de toutes les tempêtes qu’il a traversées, celles de l’amour sont bien les plus violentes. Il est proche le naufrage qui menace deux êtres à la dérive — c’est ainsi qu’on peut résumer sa morale. Pourtant, contre vents et marées, il aime encore sa promise et veut naviguer en sa compagnie, au mépris des coups de crachin. Inhabituel et efficace.
Note : A