Les coïncidences sont troublantes. Parfois. Ou tout simplement révélatrices. Mouammar Kadhafi a annoncé un cessez-le-feu unilatéral le vendredi 18 mars. La veille, le Conseil de sécurité de l’Onu avait voté une résolution autorisant la communauté internationale à user de la force pour arrêter ce qui était présentée comme une progression inéluctable contre le fief de la rébellion dans la ville de Benghazi.
La couverture arabe
Cette résolution n’avait été rendue possible, avait souligné le ministre français des Affaires Etrangères, Alain Juppé, que parce que la Ligue Arabe avait approuvé quelques jours auparavant au Caire le principe d’une intervention musclée contre Kadhafi. Cette détermination arabe n’était elle même que le reflet d’un engagement clair, et inusité, de la part du dernier et seul pays arabe à compter encore, l’Arabie saoudite. Le royaume avait agencé auparavant trois déclarations condamnant la Libye de la part du Conseil de Coopération du Golfe, qui rassemble les royaumes les plus conservateurs du monde arabe. Et ceux qui produisent le pétrole et le gaz dont le monde libre et l’Asie ont besoin. Cette activité du CCG, qui, en général, reste discret avait suivi de peu le retour chez lui le 23 février du roi Abdallah, éloigné de Ryad pendant trois mois pour des raisons de santé.
Troubles aux portes du Royaume
Pendant cette absence, le président tunisien ben Ali avait été chassé de chez lui par une révolution et avait trouvé refuge en Arabie, et le président Moubarak avait lui aussi été remercié, sans pouvoir toutefois quitter son pays. Et puis les choses avaient commencé à se déteriorer dans l’arrière-cour du Royaume. A Bahreïn, un archipel relié aux provinces orientales de l’Arabie par un pont de 24 km. A Oman, aussi, un sultanat qui garde le détroit d’Ormuz, par où transite le pétrole du Golfe, et qui partage une longue frontière avec les Saoudiens. Enfin, au Yémen, cousin pauvre et malade de la péninsule arabique, tourné vers la Corne de l’Afrique, réservoir inépuisable de difficultés. Divisé, fragile, et terrain fertile pour les émules d’Oussama ben Laden, qui y a ses racines familiales. Le chef d’Al Qaïda n’a toujours pas abandonné l’idée de se débarrasser des al-Saoud, lignée trop proche du Satan américain pour l’homme qui a fait trembler l’Amérique le 11 septembre 2001.
Rappel à l’ordre
Pour les Saoudiens et leur grand parrain américain depuis plus de 60 ans, les choses devaient donc rentrer dans l’ordre là où personne ne peut se permettre de perdre le contrôle de la situation, dans le Golfe. Des militaires avaient pris en charge les affaires de la révolution arabe en Tunisie et en Egypte, mais les perspectives étaient moins heureuses dans cette mer intérieure que l’Iran appelle Persique, mais que les Américains patrouillent avec une armada sans équivalent dans l’histoire. Les appels à plus de liberté politique, à la mise en oeuvre de réformes lancés par des mouvements de jeunes ou des formations d’opposition souvent interdites n’avaient aucune chance de trouver, comme en Tunisie et en Egypte, des appuis dans les rangs d’institutions militaires totalement dévouées à leurs souverains. Ces mouvements risquaient de dégénérer et de faire le jeu des extrémistes aussi bien sunnites que chiites qui contestent la légitimité des monarchies de la région, à commencer par la plus puissante d’entre elles, le royaume saoudien.
La carotte et le bâton
Coïncidence sans doute mais au moment où le CCG apportait donc son soutien à une intervention occidentale en Libye, le sort des protestataires à Oman ou à Bahreïn était scellé: Une solide enveloppe de dix milliards de dollars était donnée au sultan Qabous pour qu’il remette de l’ordre chez lui, ce qui fut fait sans grande violence au début du mois de mars. Puis les Saoudiens ont dépéché un millier de leurs soldats à Bahreïn, un geste clair de confiance à l’égard du roi Hamad Ben Issa Al Khalifa. Le souverain, rassuré, a évacué le 15 mars manu militari la place de la Perle, à Manama, que les protestataires avaient transformée en camp de toile, et qu’ils occupaient jour et nuit. Ses unités anti-émeute ont tué au passage au moins cinq de ses sujets. Puis il a fait arrêter des membres de l’opposition, annoncé l’interdiction des manifestations, et imposé un couvre-feu. Trois jours plus tard, le vendredi 18 mars, il a fait raser le monument qui était devenu le symbole de la contestation: une sphère de béton soutenue par six hautes colonnes. Un oeuvre d’art qui rappelait le passé perlier de Bahreïn, privé de vastes ressources pétrolières et incapable de s’imposer comme place financière dans le Golfe. Les Etats-Unis ont bien sûr appeler le roi à la retenue, mais trop occupés par la Libye, ils n’ont pas insisté sur la nécessité de faire droit aux revendications du peuple bahreïni. Ils ont également fermé les yeux sur les vertus d’avoir déployé des troupes saoudiennes, puis émiraties et qatariotes, dans le petit archipel. Coïncidence, sans doute, mais avant que ne se déploient ses gardiens de l’ordre monarchique, le secrétaire à la Défense Robert Gates avait rendu visite au roi, qui accueille chez lui la Vème flotte américaine, gardienne du Golfe, de ses routes pétrolières, et de la suprématie américaine face à l’imprévisible République islamique d’Iran.
Le dernier défi : le Yémen
Le colonel Kadhafi aura au moins eut le mérite, aux yeux de Washington, d’avoir fait de l’ombre au rétablissement de l’ordre à Bahreïn. Mais les événements de Libye, et les images d’une rébellion au mieux désordonnée, au pire anarchique, ont été insuffisantes pour dissimuler celles beaucoup plus cruelles de la répression sanglante, ce même vendredi 18 mars, de la révolte du Yémen, contre le président Abdallah Ali Saleh. Les séides du régime ont ouvert le feu sur une manifestation à Sanaa, faisant 52 tués. Cette fois ci le président Barak Obama a dû réagir, et condamner fermement cette violence. Mais il va dorénavant être difficile de s’engager dans une opération pour protéger des civils en Libye, et ne rien faire pour sauver ceux qui sont en danger au Yémen. Pour Washington et pour Ryad, la situation dans ce pays crucial pour la stabilité de la région va s’avérer le prochain défi à régler.