Caractères, figures et signes démonstratifs, ou la photographie selon Isabelle Giovacchini

Publié le 19 mars 2011 par Marc Lenot

Avant d’aller voir l’exposition personnelle d’Isabelle Giovacchini à la galerie Isabelle Gounod (jusqu’au 23 avril), vous pourriez croire que la photographie est faite pour représenter le monde, fenêtre ouverte sur le réel, documentation, histoire ou mémoire. Mais, face à ses images manipulées, pleines de paradoxe, de questionnement et de mystère, vous commencez à penser que la photographie n’est pas un reflet mais un révélateur, qu’elle peut être faux-témoin, point d’interrogation ou piège à invisible.

C’est ainsi qu’une de ses séries, ‘Vanishing Points’ (montrée au dernier salon de Montrouge), prétend nous faire voir le mur du son, non pas l’entendre (Dieu merci) mais le voir dans les frémissements d’atmosphère, dans les imperceptibles tourbillons qui accompagnent parfois le franchissement supersonique. D’avion, point, il a disparu, effacé, ou plutôt coupé, avalé par cette fente au milieu de l’image. Ne reste qu’une trace, à peine discernable, à peine intelligible. Il n’est guère étonnant que l’artiste s’intéresse aussi à cet instrument de musique unique entre tous qu’est le theremin, instrument sans contact où seules les mains du musicien, bougeant dans l’air, créent le son, comme un tillandsia musical. Ses photographies, ‘Quid sit lumen’ (belle référence néo-platonicienne) ne montrent que les mains du théreministe ; celles-ci semblent flotter dans un éther abstrait, car, au moment du tirage, l’artiste a interposé ses propres mains en ‘maquillage’ et donc masqué le reste de l’image photographique, faisant ainsi écho au geste du musicien.

Montrer ce qui n’est point, les restes, les empreintes, le quasi invisible et en même temps mettre l’accent sur le processus par lequel cette monstration s’accomplit, c’est déjà ce que je voyais dans sa première exposition il y a deux ans, et on retrouve ici quelques-unes de ses toiles piquées où « rien n’est ajouté, rien n’est enlevé, et pourtant tout est changé » (‘about : blank’).

La nouvelle série ‘Révérences’ représente elle aussi ce qu’on ne peut plus voir : la transcription des pas des danseurs est une vaine tentative pour traduire ce que fut un ballet, n’en offrant que la sécheresse technique, incapable de nous permettre une expérience esthétique. Le créateur de la première notation, bien avant Laban, fut Raoul-Auger Feuillet, qui en 1700 retranscrivit des danses baroques, Passacaille et Contredanse, en inventant le mot chorégraphie, “ou l’art de décrire la dance par caractères, figures et signes desmonstratifs”. Isabelle Giovacchini a réalisé des lents photogrammes des pages de son livre : recto et verso fusionnent, le papier sensible vire à une teinte rose très XVIIIème, et les dessins ainsi obtenus, plus anguleux que ronds, avec des fioritures, des excroissances, des fantaisies, sont la somme des déplacements du danseur ou du couple dans deux mouvements successifs, leur empreinte au sol, leur signe essentiel, mais dépouillé. Isabelle Giovacchini trahit ainsi doublement la représentation, passant de la codification mécanique, mais performative d’un ballet, à une photographie à la limite, belle, peu intelligible et inopérante. Cette extension du signe jusqu’à son essence, cet épuisement jusqu’aux confins du représentable, peuvent évoquer les écrans de cinéma blancs de Sugimoto ou la superposition des photos des Becher par Idriss Khan, mais se conjuguent ici de manière singulière avec l’investigation du processus lui-même. 

Cette interrogation sur l’empreinte et sur son absence, elle la pousse au point de fuite (‘Vanishing Point’, bien sûr) dans la pièce la plus énigmatique de l’exposition : huit socles parallélépipédiques noirs de hauteur variable, chacun surmonté d’une vitrine transparente à l’intérieur de laquelle se voit un petit monticule de poussière d’or accumulée en un cône irrégulier. Au-delà de ce jeu de formes et de matières, bois noir, plastique transparent, or pulvérulent, c’est un travail sur la disparition, sur l’effacement. Etienne, futur saint, fut enlevé à la naissance par le Diable, qui lui substitua un enfant possédé du démon ; abandonné dans les bois, Etienne fut élevé par une biche, puis recueilli par l’évêque local. Jeune homme, il revint chez ses parents et exorcisa alors le démon qui occupait le corps de son double, de son faux frère ; s’étant ensuite affronté avec les Juifs dans une controverse théologique, il fut lapidé par ceux-ci, premier martyr chrétien. Et donc ? Filippo Lippi a peint les fresques sur la vie du Saint dans le chœur du Duomo de Prato (tout en séduisant la nonnette Lucrezia Buti, mère de Filippino). Ce sont des fresques superbes, et leurs couleurs sont toujours admirables. Mais certains colorants, et en particulier l’or, devaient être appliqués ‘a secco’ et non pas ‘a fresco’, et ils n’ont pas résisté au temps : les saints n’ont plus d’auréoles, les broderies dorées sont devenues ternes… Isabelle Giovacchini a représenté ici huit personnages de la fresque par la quantité d’or qui manque à chacun. Ces socles, ces tas, sont des témoignages de l’usure du temps, mais aussi de la limite d’une technique impuissante à fixer certaines couleurs, à rester fidèle à la représentation; ce travail n’est pas tant une tentative de redonner l’éclat, la vie, l’aura qu’une manière de lutter avec ce désœuvrement, ce déraillement, cette sortie de l’œuvre, cet épuisement de la représentation (‘Lapidaires (un désœuvrement)’). Il ne faut pas cesser de chasser les démons, nos frères fantômes, qu’ils soient avions invisibles, musique hors-sol, images de trous, signes épuisés ou processus absurdifiés.  

Photos courtoisie de l’artiste.