à propos de Elena et le Roi détroné

Par Larouge

 Elena et le Roi détroné, de Claudia Piñeiro

« Roi détrôné », « empereur sans habits », souverain « sans couronne ». Dans le dernier roman de Claudia Piñeiro, ces périphrases obsédantes désignent le cerveau d’Elena, déchu de son autorité par une despote nouvelle, au nom contradictoire de « paralysie agitante » : la maladie de Parkinson. « Paralysie », comme la nuque raide de cette femme esseulée, qui lui courbe paradoxalement l’échine, rive son regard au sol et l’oblige - nous oblige - à deviner le monde à partir des sons et des odeurs, des mouvements de pieds des passants, de ses convictions de mère et de femme. La conviction, d’abord, que sa fille Rita ne s’est pas suicidée. « Agitante », comme l’écriture tremblée de la romancière argentine, une écriture du bégaiement, circulaire et répétitive qui, comme celle de Thomas Bernhard cité en épigraphe, remâche infiniment les obsessions, les limites mentales de ses personnages. « Constitución, 9 de Julio, Libertador, Figueroa Alcorta, planétarium, monuments aux Espagnols, Libertador, Olleros, porte en bois, ferrures de bronze, porte, Olleros, Libertador, 9 de Julio, Constitución. » Noms des rues à traverser, des carrefours, des stations de train ; noms des médicaments, des symptômes ou des « activités à réussir » ; tout défile en boucle, par chapelet, à l’envers et à l’endroit, litanie apaisante pour l’infirme, qui trompe l’attente en égrenant les mots.

Le lecteur de romans étrangers le sait d’expérience : la découverte du titre original d’une oeuvre suscite souvent la surprise, la déception ; mais, si la lecture est achevée, cette découverte redéploie (parfois superbement) le sens de l’oeuvre. Et c’est bien ce phénomène déroutant qui attend le lecteur du dernier roman de Claudia Piñeiro s’il s’attarde sur la page de garde où figure l’intitulé espagnol. En troquantElena sabe (« Elena sait ») contre Elena et le roi détrôné, l’éditeur a déplacé l’attention du lecteur du thème souterrain de l’oeuvre - les certitudes humaines et leur envers - vers sa surface réverbérante : le quotidien douloureux d’une femme atteinte d’un Parkinson. L’égarement du lecteur n’est cependant pas imputable à la seule traduction du titre. Ballotté par les ressacs de cette prose du ressassement, il perdrait presque de vue l’énigme initiale - celle de la mort de la fille, Rita, retrouvée pendue au clocher de l’église, un jour d’orage -, ce mystère qui pousse la malade à rejoindre péniblement une jeune femme, Isabel, à l’autre bout de Buenos Aires. Le récit prend alors l’allure d’un roman policier, mais avorté, où l’investigation serait étouffée sous les symptômes du mal, tuée dans l’oeuf par la bave, la lenteur, l’exténuation physique et la douleur de n’être plus maîtresse de rien. Pas même de ses larmes.

Chronique d’une chair impotente en quête d’une chair apte à mener l’enquête à sa place - celle d’Isabel -, ce roman est d’abord une étude, un herbier de corps féminins : corps prostré, indocile et nauséabond d’Elena, corps entravés par le viol ou l’auscultation gynécologique, corps assiégés par la maladie ou par cet embryon dont on ne veut pas, corps agités, enfin, par les tremblements de Parkinson ou les convulsions de la mort au bout d’une corde. Au terme d’un interminable et laborieux voyage, pourtant, l’électrochoc se produit : Isabel, enfin retrouvée, impose une énième décharge à la carcasse branlante d’Elena, bousculant un lecteur d’ores et déjà bercé par le temps régulier et sans aiguilles, rythmé par les comprimés de dopamine de la vieille femme. « Un jour, dit Isabel, n’importe lequel, [...] la vie nous met à l’épreuve, ce n’est plus une mise en scène sur un théâtre imaginaire. C’est le jour où se produit devant nous la véritable révélation, nous sommes seuls, face à nous-mêmes, ce jour-là il n’y a plus de mensonge qui vaille. »

Ultime révélation, coup de grâce, et cependant la langue reste limpide, sobre et sans fioritures. Sans surcharge émotionnelle ni commentaire méditatif. Une littérature du profil bas, plus subtile dans ses gifles que n’importe quelle autre. La romancière se contente, par touches discrètes, d’interroger la langue : « Pourquoi elle dit "j’ai" un Parkinson » alors qu’« elle le subit et en souffre » ? Et le lecteur de méditer à son tour : qu’est-ce que savoir, si le roman, ouvert sur l’affirmation qu’Elena sait, se referme sur ces deux mots : « Peut-être » ? Que sait au juste cette femme, sinon que l’amour maternel est un amour inconditionnel, qu’il se passe parfois de mots, hélas ! et qu’on aime sans jamais savoir pourquoi ?