« Tom Chaney a tué mon père, volé sa jument et les deux pièces d’or qu’il gardait dans sa ceinture, puis il s’est enfui avec le cheval que mon père lui avait prêté ». Ceci, ou quelque chose qui s’en rapproche fortement, doit être une des premières phrases du dernier film des frères Coen et donne le ton du film entier, à la fois en posant l’évènement qui déclenche toute l’histoire, en présentant l’héroïne, et en plongeant d’un seul coup le spectateur au plus épais de la grammaire western qui se caractérise par sa parcimonie – peu d’attributs, et essentiels, pour le père de Mattie, et peu de prix pour sa vie – et par la présence indispensable, parmi le petit nombre des objets de l’histoire, de l’arme, du cheval et du dollar.
A partir de cette entrée en matière, le film se déroule avec une rectitude et une rigueur absolues, sans un retour en arrière, sans se détacher un instant du personnage de Mattie. Celle-ci, sûre de son bon droit et têtue comme une bourrique, engage l’infréquentable Rooster Cogburn, marshal fédéral alcoolique et vieillissant, pour pourchasser le meurtrier de son père. Tous deux se lancent sur la piste du hors-la-loi en compagnie d’un Texas Ranger mythomane, en une équipée jubilatoire qui reprend toutes les figures imposées du genre, du tir au pistolet sur bouteilles lancées en l’air à l’embuscade nocturne et des assauts de souvenirs de la Guerre Civile à la dentition aléatoire du chef des brigands. Cette collection de clichés gagne naturellement un relief inédit à être rejouée par une petite fille et un vieux sagouin cynique, ce qui rend True Grit très drôle et, en même temps, regonfle la langue morte du western d’une histoire sauvagement vivante.
Car True Grit est surtout le récit du voyage qui conduit une enfant sur l’autre rive de son histoire, ce que symbolise à l’intérieur de l’histoire la chevauchée nocturne de Cogburn et de Mattie: du jour déclinant à la nuit noire, par les plaines et les bois, ils galopent à tuer le cheval, traversant au soleil couchant le plan fixe de la caméra d’un bord à l’autre de l’écran. La jeune fille emportée sur cette monture éperdue et privée de raison, ce cheval nocturne des cauchemars et de l’inconscient, sous la garde de l’homme qui l’aidera, à la place de son père et au prix de ses dernières forces, à atteindre l’autre bord, disparaîtra cette nuit là pour laisser place à une femme adulte et marquée par le voyage : l’intelligence de la construction du film, qui quitte Mattie jeune à la fin de sa chevauchée pour la présenter, dans le plan suivant, vingt-cinq années plus tard, souligne le caractère définitif de ce passage.
Je crois que les frères Coen auraient pu tuer Mattie, aussi bien, à la fin de cette longue nuit. A quatorze ans, Mattie est déjà pleinement et irrévocablement elle-même; armée de ses certitudes et d’une volonté féroce, elle ne dévie jamais, au cours du film, de son propre personnage – et l’on est fort reconnaissant aux scénaristes de ne jamais l’éprouver au-delà de ce qu’elle peut endurer en restant elle-même. Elle aurait pu mourir, alors, une fois sa quête accomplie, et cela n’aurait pas été si triste que cela, puisqu’elle avait déjà trouvé et affermi sa vertu propre. Au lieu de cela elle a vécu, fidèle à cette part d’éternité, au-delà même de la mort que représente son passage à l’âge adulte – n’ayant abandonné d’elle que ces quelques pommes rouges et brillantes, seules taches de couleur dans un film uniformément beige, gris, bistre et brun : pommes fraîches comme un souvenir, volées pour le cheval noir des fantaisies de l’enfance.
True Grit, Joel et Ethan Coen, 2010