C’est une des phrases-choc de la couverture du Marianne de cette semaine, sur la montée de Marine Le Pen. « ENQUETE : ces hauts fonctionnaires au service de la présidente du FN ». Un dossier « Exclusif », qui nous propose de pénétrer les « réunions du cabinet secret de Marine Le Pen ». Autour de Marine Le Pen, on trouverait désormais « une équipe de hauts fonctionnaires, d’énarques, de polytechniciens et d’économistes, dont certaines viennent de la gauche et du gaullisme social », ou encore, accrochez-vous, de « la gauche mitterrandiste » ! Des « nouvelles éminences grises dont Marianne est en mesure de révéler l’existence » et qui seraient à l’origine des mues habiles du discours du parti d’extrême-droite, et notamment de son tournant social, républicain et étatiste. On se plonge donc avec intérêt dans ces six pages, qui expliquent comment une structure informelle, et clairement distincte du FN, s’est mise en place autour de Marine Le Pen pour attraper des experts de talent rétifs au parti, mais pas à l’héritière. On s’attend à aller de découverte désagréable en surprise horrible : va-t-on apprendre que la fine fleur de l’économie française, que des pans entiers de promotions de l’ENA ou de l’X sont en train de passer discrètement avec armes et bagages à l’ennemi ? On avale, un peu inquiet, les colonnes du dossier, mais l’inquiétude se change progressivement en perplexité.
Qui sont-ils, ces experts, de quelle prestigieuse institution ont-ils été débauchés ? Thomas Piketty, « économiste proche du PS » ? Ah non, Marine Le Pen a juste repris « certaines de ses dispositions », sans contact avec lui bien entendu. Le transfuge « écologiste » ? Laurent Ozon, que l’on nous décrit comme « sociologue de formation » et comme ancien militant « des Verts » ; mais une simple lecture de sa page Wikipedia permet de vérifier qu’il est avant tout chef d’entreprise, et que son rapport aux futurs EELV a surtout consisté en des polémiques sur fond de développements doctrinaires marginaux (et déjà en rapport avec l’extrême-droite). « L’économiste », horresco referens, « mitterandiste », Jean Roux ? En réalité, alors qu’il était membre « de la section artistes » (sic) du PS dans les années 70, Mitterrand est venu un jour « lui serrer la main », et il a aujourd’hui une fonction de « commissaire aux comptes ». Bon, et « l’universitaire ultra-diplômé qui travaille au Ministère des Affaires Etrangères », ce David Mascré dont un encart nous explique qu’il a, en bon « crâne d’oeuf », publié « dix-sept » livres et rédigé « trois ou quatre thèses » ? Là encore, Google est cruel : il se déclare chargé de cours à Paris V et à HEC, mais n’apparaît nulle part sur le site des deux prestigieuses institutions ; ses ouvrages semblent tous publiés chez un éditeur sans doute respectable, mais dont on se permettra de souligner la relativement discrète renommée. On est donc plus proche du CV des frères Bogdanov que de celui d’un génie émergent. Qui d’autre alors ? L’avocat Gilbert Collard, qui dément pour le moment totalement, de l’aveu même de l’article, tout lien avec Marine Le Pen ? Ou cet ex-jeune-« chevènementiste » anonyme qui en 2002 « préparait les grandes écoles », ce qui semble bien être une façon pudique de suggérer qu’il ne les a finalement pas intégrées ? Bref : on veut bien croire à l’émergence de « sang neuf », « d’une nouvelle génération, de nouveaux experts, de nouveaux chercheurs » autour de la nouvelle cheftaine du Front, mais la pêche effectivement ramenée dans les filets des journalistes est au bout du compte bien maigre, sans compter qu’elle est présentée sous un jour très favorable.
On s’interroge alors. Quel est l’intérêt de cette enquête ? Marianne a fort justement, et depuis longtemps, alerté sur le changement de stratégie du FN façon Marine, et analysé ses grands axes ; en souligner les possibles inspirateurs n’apporte finalement pas grand chose de plus. Ce qui serait une information importante serait le ralliement effectif d’un nombre significatif d’éléments eux-même significatifs ; or on découvre ici un nombre assez limité de figures secondaires, marginales dans leur camp d’origine, et qui ne différent finalement guère de transfuges frontistes de la période paternelle tels qu’un Alain Soral. En matière de grands corps d’État, on rappellera par ailleurs que le vieux FN avait pour le coup un « vrai » X-Ponts en la personne de … Bruno Mégret. Nihil novi sub sole. Ce constat décevant (ou rassurant, c’est selon) devrait conduire les journalistes à s’interroger : ne sont-ils pas tombés dans le panneau d’une opération de communication bien pensée ?
Complexe question que celles des intellectuels en politique, et surtout au sein (ou au côté) de partis. L’expérience prouve qu’ils valent autant, si ce n’est plus, comme prises de guerre à afficher, que comme producteurs effectifs de concepts ou de propositions effectivement intégrés par leur famille politique d’adoption. On pensera, au PS, à Martine Aubry co-signant un livre avec « 50 chercheurs », ou au fameux « Laboratoire des idées » qui a toujours plus semblé compter pour son existence même que pour sa confidentielle production. Côté UMP, on a bâti, après la victoire de Nicolas Sarkozy, la légende dorée de l’élaboration d’un programme de choc, par Emmanuelle Mignon et ses « conventions du projet » qui auraient imprégné l’opinion ; mais lesdites conventions n’avaient eu en leur temps qu’un impact bien évanescent sur le débat public. Nul besoin d’être grand clerc pour deviner que Marine Le Pen a compris les avantages de ce genre d’affichage, et les mécanismes d’un système médiatico-politique qui se satisfait généralement, justement, d’affichage (pour mémoire, son redouté programme économique est encore « under construction »). Postulons également qu’elle a retenu un des ingrédients essentiels de la méthode Sarkozy en 2007 : la triangulation humaine et l’ouverture, non pas tant pour ratisser des électeurs d’un autre camp, que pour semer la panique et la confusion dans celui-ci. Il est peu probable que Eric Besson ou Fadela Amara aient attiré beaucoup d’électeurs socialistes à Sarkozy quand ils ont rejoint leurs ministères ; en revanche, leurs défections ont été autant de coups de poignards, sur le coup, à un PS miné par les divisions et les trahisons. La mise en scène de transfuges spectaculaires (l’écologiste, le mitterrandiste, le crâne d’œuf sur-diplômé, la métisse du NPA, le syndicaliste CGT …) sert probablement les mêmes objectifs pour le FN : nourrir le goût des médias et du public pour l’improbable, créer l’illusion d’une dynamique de ralliement – dont les journalistes devraient au moins vérifier un peu sérieusement la réalité quantitative et qualitative. Cas isolés ou avant-garde symptomatique de mouvements de fond ?
Mais ce n’est pas le seul point de comparaison avec le Sarkozy victorieux de 2007. C’est aujourd’hui difficile à croire, mais souvenez-vous, il fut un temps, pas si lointain d’ailleurs, où le successeur de Jacques Chirac semblait si bien réussir tout ce qu’il entreprenait que même ses adversaires et les commentateurs a priori hostiles avaient fini par intérioriser cet état de fait. Ils en venaient alors à voir et interpréter toutes ses décisions, bonnes ou mauvaises, comme d’habiles coups soulignant encore mieux la médiocrité de ses opposants, à les commenter dans ce sens, et donc à lui servir de caisse de résonance. C’est ce que j’appelle l’effet « génie du mal » et il me semble que c’est désormais Marine Le Pen qui en bénéficie. Pour reprendre cet exemple déjà mentionné, son programme économique, que l’on craint beaucoup, se résume pour le moment à quelques déclarations floues sur l’euro et le protectionnisme. Cela ne veut pas dire qu’il ne sera pas redoutable au moment de la campagne – mais ne pourrait-on pas attendre de juger sur pièce, plutôt que lui en donner crédit par avance, avec une tolérance inimaginable par exemple à l’égard des propositions du PS, régulièrement critiquées ? Autre mécanisme que je vois à l’œuvre, un mélange de mauvaise conscience et de syndrome de Stockholm, qui conduit ses opposants républicains à sur-accréditer la thèse de la « normalisation » du FN. Que l’on comprenne que la « diabolisation » ne peut plus fonctionner comme avant est une chose ; mais de là à abonder exagérément dans le sens inverse, comme Radio J se précipitant pour inviter la dirigeante d’un parti qui n’a quand même pas réglé tous ses problèmes avec les Juifs et la Shoah …
La tâche n’est pas aisée : le FN est un parti qui pousse naturellement à l’outrance, et au talent de provocateur de Le Pen père, sa fille a ajouté un art consommé de jouer sur les symboles pour faire régner la confusion. Les médias et l’opposition doivent donc trouver un équilibre délicat : ni cris d’orfraie sur le retour de la bête immonde, qui évitent de répondre aux vraies questions, ni « sympathy for the devil » qui lui facilite inutilement la tâche. Pas de fascination : les faits, toujours les faits, rien que les faits.
Romain Pigenel