Pour Bagus, l’euro subit malheureusement le même phénomène. Il est géré de manière à inciter les différents États membres de l’UE à adopter des comportements de cavalier seul diminuant in fine les qualités de la monnaie européenne. C’est ainsi qu’il se révèle que progressivement une réserve de valeur de piètre qualité. Il y a lieu de craindre que l’euro – qui a déjà perdu 1/5e de sa valeur depuis sa création – ne soit plus à terme un intermédiaire d’échange efficace si ce phénomène de perte de valeur s’accélère. Or le système monétaire européen, avec son unique banque centrale (la BCE), permet justement aux divers États membres de l’Union de gonfler leurs dettes et déficits à coup de création monétaire, détériorant le pouvoir d’achat de l’euro.
Ce phénomène de pâture commune et de cavalier seul est nouveau. Avant la mise en place de l’euro, chaque pays de la zone euro gérait sa monnaie de façon relativement indépendante et pouvait ainsi en créer en fonction des objectifs politiques du moment. Pour autant, il existait une force de rappel. Au sein de la communauté européenne, la Bundesbank allemande jouait le rôle de gendarme des monnaies. Son comportement moins inflationniste obligeait les pays plus laxistes à dévaluer régulièrement leur devise. La concurrence entre banques centrales permettait de réguler l’inflation au sein de l’Europe.
Ce système fonctionnait, mais il avait le défaut d’induire des variations de taux de change, présentées comme un frein aux échanges. Aussi l’euro visait à atteindre la quadrature du cercle, en empêchant à la fois fluctuations monétaires et apparition d’inflation. C’est en tout cas ainsi que la chose fut vendue.
La mise en place de l’euro fut une aubaine pour les états structurellement déficitaires comme la Grèce, l’Espagne ou le Portugal, qui eurent accès à des taux d’intérêt beaucoup plus faibles qu’auparavant. Bénéficiant de la bonne réputation que la rigueur allemande donnait à l’euro, ces pays ont pu s’endetter à des niveaux jusque là jamais atteints. C’est ce qui explique par exemple le gonflement de bulles immobilières. C’est aussi ce qui explique l’explosion de l’endettement public et les risques inflationnistes. En effet, lorsqu’un gouvernement fait du déficit, il émet en effet des bons du trésor. Une part importante de ces bons, pouvant servir de garantie pour l’octroi de prêts à la BCE, est achetée par les banques.
Comme le décrit Bagus, « Les banques créent de la monnaie via le système de réserve fractionnaires. Elles achètent alors les bons du trésor émis par le gouvernement et les utilisent pour se refinancer auprès de la BCE et obtenir ainsi de l’argent frais. » Ceux qui obtiennent les nouveaux prêts en résultant sont avantagés. Ils sont dans la position d’acquérir des biens et des services à des prix inférieurs à ceux qui prévaudront une fois que la nouvelle monnaie créée sera diffusée dans l’économie et que les effets inflationnistes se seront fait sentir. Les effets de la création monétaire ne se limitent donc pas aux bulles. La création monétaire entraine une redistribution en faveur de ceux qui reçoivent la monnaie en premier, en l’occurrence les pays les plus déficitaires, au détriment des pays qui ne la reçoivent qu’après. Cela crée une incitation perverse à s’endetter le plus rapidement possible, pour bénéficier d’avantages à court terme via un processus mettant à mal à moyen terme la valeur de la monnaie commune.
Cet enchaînement est d’autant plus pervers que les pays déficitaires perdent progressivement leur compétitivité sans possibilité de rééquilibrage via la dévaluation de leur monnaie. Bagus montre qu’un pays comme la Grèce a maintenu grâce à l’euro des salaires et des allocations chômages trop importants, en creusant son déficit et en créant de la monnaie via la BCE. De même il a fait croître son secteur public de façon presque incontrôlée. L’euro a permis le développement de ces déséquilibres et est aussi un frein à leur résorption. Il faudrait que les salaires réels grecs puissent baisser pour redevenir compétitifs vis-à-vis d’autres pays comme l’Allemagne. Or cet ajustement est plus difficile dans le cadre d’une monnaie commune, puisqu’il passe par une baisse des salaires nominaux, là où les Grecs avaient l’habitude dans le passé de dévaluer leur monnaie. L’euro contribue à emprisonner les travailleurs grecs, peu enclins aux changements, dans leur manque de compétitivité à long terme.
Les choses n’ont guère changé avec la crise financière. Certes un certain nombre d’acteurs ont pris conscience du danger de la situation et des autorités de sauver coute que coute l’euro, quelles qu’en soient les conséquences. Mais la question de fond n’est pas de savoir s’il est encore possible de sauver l’euro, mais quel euro veut-on sauver. Le choix est plus que jamais entre réformes de fond ou inflation.