Le principe de Essential Killing de Jerzy Skolimowski est de filmer un homme au-delà de toute circonstance historique, ramené à une situation où il doit assurer sa survie dans un contexte naturel et humain hostile. Mohammed est un Afghan capturé par les Américains qui s’échappe lors d’un transfert, se retrouvant seul dans une forêt enneigée d’Europe du Nord. Il lui faut échapper à ses poursuivants, tout en combattant le froid et la faim. L’idée de départ du film semble donc être de prendre un sujet éminemment politique et actuel pour ensuite sortir complètement de la politique, revenir à l’humain traqué comme une bête. Le choix d’un sujet qui a priori invite les spectateurs contemporains à prendre position, alors que le film va au-delà de tout jugement, n’est pas inintéressant ; malheureusement l’expérience théorique n’est pas transformée en un film convaincant.
Le personnage principal est interprété par Vincent Gallo, qui livre un numéro d’acteur extrême, presque seul à l’écran pendant tout le film à marcher pieds nus dans la neige, et il s’en sort bien. Les limites du rôle viennent du scénario : l’idée de départ est de dépouiller l’histoire de ses tenants et aboutissants, de simplifier les enjeux à l’extrême. Le combattant afghan est ramené à son simple statut d’homme ; le lieu perd sa localisation géographique et géopolitique. Une fois qu’il est question de vie ou de mort, la question de la cause pour laquelle on s’est engagé et des conditions qui ont amené à cet engagement n’aurait donc plus de sens – on peut s’interroger sur la naïveté d’un tel postulat. Autre conséquence dommageable, le scénario lui aussi, comme le spectateur et le protagoniste, est lâché sans repères et sans accroches. Les possibilités de développement du récit sont bien minces dans cette immense forêt, il ne peut guère y avoir de progression, et les « rencontres » s’enchaînent avec une monotonie grandissante.
Malgré les longueurs et les répétitions, un jeu plutôt habile sur l’attente permet d’éviter l’ennui –la plupart du temps. La présence d’un homme seul dans un milieu uniforme et disproportionné crée un temps un sentiment d’étrangeté ; ce qui va, ce qui peut arriver ne peut que surgir de rien, ou de la forêt. Le moindre élément nouveau, nécessairement d’une couleur notable dans ce paysage blanc, est susceptible d’être interprété comme un signe qui guiderait le personnage (chien, baies, tissu, …), annonçant quelque chose à venir, attente parfois déçue, presque comme dans un conte. Ces détails produisent parfois de beaux moments : les baies rouges, le tissu bleu, hallucinations ou non. Les brefs flash-back sont bien moins réussis, à l’effet kitsch, on le craint, non voulu. La bande-son renforce l’étourdissement et le vertige donnés par ces grands espaces si différents et si éloignés du pays du héros, exprimant l’état de tension d’un homme aux limites de la résistance physique, ainsi que les tensions d’une situation qui semble sans issue.
La fin n’en demeure pas moins frustrante et laisse un goût d’inachevé. Le protagoniste rencontre une jeune femme muette interprétée par Emmanuelle Seigner (premier rôle féminin, mais qu’on voit finalement très peu), qui lui apporte un peu d’aide, sans chercher à savoir qui il est ni d’où il vient. Elle incarne la bonté gratuite, la solidarité entre êtres humains, réaction possible, certes, mais cette rencontre, peu développée, et en même temps assez pour nous donner l’impression qu’elle est essentiel pour le film sans parvenir à l’être vraiment, semble relever du possible et de l’aléatoire, dans un scénario auquel manque un fil conducteur faisant sens. Indifférente à l’origine de Mohammed, elle se fait l’écho du principe même du film : muette et sourde, dans un film qui met le discours de côté. Cette posture de retenue apparaît comme trop évidente et trop facile. Le sujet du film est vu par le petit bout de la lorgnette, et si la vision est volontairement réduite (le projet est de tout évidence d’élargir par la réduction, de ne plus voir le particulier pour voir le général), l’intérêt l’est aussi.
Quant à la toute fin (que nous ne dévoilerons pas), elle est à la fois forte et tellement facile qu’elle en devient faible. On serait bien en peine de dire qui gagne en somme, des poursuivants ou du poursuivi, et c’est à la fois prévisible et tellement cohérent avec le projet initial, qu’on se demande ce qu’a signifié ce long détour.