Les occidentaux souvent prompts à la panique, interprète assez mal le stoïcisme du peuple japonais face à l’adversité. La catastrophe de Fukushima a encore donné lieu à une fausse interprétation de la détermination à remplir son devoir des Japonais comme un manque d’émotion. La culture japonaise s’est forgée au fil des siècles dans un environnement hostile ou la nature n’a jamais fait de cadeau entre les volcans, tremblement de terre, tsunami et typhon. Puis en ajoutant les tragédies de Nagasaki et Hiroshima, on comprends mieux alors que le peuple japonais sait depuis des siècles se souder mettant leur égo de côté pour affronter d’un bloc les catastrophes qui frappent leur pays. Mais c’est en lisant un petit article du Monde du 18 mars 2011 de François Lachaud en page 23 que j’ai trouvé la description la plus proche de l’image que je me fais du peuple japonais. Un peuple héroïque. (voir l’article en ligne) D’ailleurs le titre résume toute ma pensée (le sous-titre n’apparaît pas sur la page internet mais il y est dans le journal). Je recopie ces lignes au cas où mon lien ne devienne mort.
Ces Japonais à l’héroïsme poignant.
Calme au Japon, catastrophisme en Occident
La voix de Masumi, qui vit à Ogawa-machi (dans le département japonais de Saitama), soit à moins de 300 kilomètres de la région ou le tsunami et le tremblement de terre se sont produits, donne l’impression d’être entièrement maître d’elle-même ; elle s’inquièterait plus tôt de mon sort ici en France, de celui de mes parents ou d’autres amis. Le 15 mars, elle a même pensé à souhaiter l’anniversaire à un membre de ma famille avant toute chose. Cette délicatesse, cette grandeur d’âme, exprimées à la perfection dans les plus menus détails et en pareille situation me semblent les traits les plus « japonais » dans les cauchemars du quotidien. C’est une attitude identique que l’on retrouvait dans les ruines de Kobe après le grand séisme du 17 janvier 1995. Je m’étais porté volontaire sans trop savoir pourquoi, ni quel secours je pourrais apporter. Peut-être une idée vague que je pouvais être utile. Parmi les débris matériels et les restes déjà mis de côté, j’avais fait l’expérience d’une inoubliable détresse, au-delà des mots, d’une « histoire naturelle de la destruction » qui dépassait, de bien loin, mon entendement.
Cependant, chez les survivants les plus éprouvés, loin des demandes pourtant les plus urgentes, j’avais trouvé partout une attention tournée vers l’autre, un « calme » qui n’empêchait pas les émotions les plus fortes en leur donnant, au contraire, une densité supplémentaire ; l’absence de surenchère verbale ajoutait une poignante force à chaque mot, à chaque geste, y compris ceux qui sourdaient du désespoir le plus profond. Déjà la rapidité des secours et la « communication » du gouvernement japonais avaient été jugés défaillantes.
La manière dont les médias japonais traitent la catastrophe qui vient de survenir dans le nord-est du Japon, avec toutes les hésitations que la situation impose, avec les non-dits que l’on pressent, les incertitudes qui planent paraissent aux antipodes des regard cliniques, des paroles des experts, des évaluateurs, des porte-parole de la « politique des choses » ; attitude qui amenait voici trois jours l’un de nos « spécialistes » ne laisser que quelques secondes à l’ambassadeur du Japon en France pour qu’il s’exprime. Masumi écrivait voici deux jours : « C’est comme si je voyais les peintures des enfers (bouddhiques) à la télévision sans arrêt : je n’ose plus lever les yeux vers l’écran. » Elle espère simplement, comme ça, entre deux phrases, que le Japon ne va pas disparaître. Cela ressemblerait à de la sainteté si l’on y croyait encore. Lorsque l’on a vécu une partie importante de sa vie au Japon, ce rapport aux êtres chers et à l’univers naturel fondé sur une conscience aigüe de la précarité, des joies et des peines qu’elle procure, change de manière irrémédiable le regard que l’on porte sur le monde qui nous entoure.
Le japonais à pour le dire de nombreux mots, dont l’un est hakanai, « ce qui est fragile, évanescent, transitoire », « entre le rêve et la réalité », et qui définit, comme le nom mujô, ce qui est impermanent et ne dure pas. Ces deux mots, très anciens, sont presque toujours associés à la condition humaine. Le premier s’écrit en associant deux éléments celui qui désigne l’homme et celui qui désigne le songe ; la matière insaisissable dont sont faites les entreprises humaines et celles de la nature.
Bien sûr, les actualités diffusées en permanence sous des angles assez différents selon qu’elles sont japonaises, américaines françaises ou chinoises dessinent une manière de réagir au réel tragique conforme aux idées que ces diverses sociétés se font du lien social. Mais quel pays a fait jusqu’ici l’épreuve des dangers et des horreurs de l’atome plus que le Japon ? Ici l’on se rassurera sur la sureté des installations domestiques, ou bien l’on se servira du Japon pour montrer l’inanité d’une politique dite du tout-nucléaire. L’attention aux victimes n’est pas la même. Elle avait été déjà bien faible, y compris chez les instances dirigeantes du rugby, lors du tremblement de terre de Christchurch en Nouvelle-Zélande voici plus d’un mois. Déjà la sécurité des stades semblait l’emporter chez certains commentateurs sur la survie des gens. Si les principaux réseaux d’information au Japon cultivent une certaine proximité, assortie d’une pudeur quant aux chiffres, l’obsession des statistiques (reprises d’ailleurs des communiqués japonais) règne, notamment en France. On reproche à Naoto Kan (le premier ministre japonais) de ne pas avoir communiqué avec assez de rapidité. Ces reproches sont émis par l’opinion japonaise elle-même. Aurions-nous mieux fait en France ? Les autorités n’ont-elles pas, ici aussi, minimisé bien des situations, occulté de tragiques réalités que le passage du temps a dévoilé dans toute leur lumière.
Les grands réseaux de média japonais essaient de traiter en continu et en même temps ce qui va au-delà des mots. L’armée américaine est appelée à l’aide. Ses hélicoptères déversent de l’eau sur les centrales en flammes. Les networks alternent des images de retour au calme, de gens retournant au travail, d’autres espérant des secours, la lumière soudaine apportée par le sauvetage d’un rescapé mais, évidemment, ne peuvent taire la terreur engendrée par l’inconnu de la centrale de Fukushima. Si la fragilité, l’impermanence, l’évanescence sont des attributs de la manière japonaise d’apprécier la beauté et de faire l’expérience de l’existence, il me semble, au contraire, que le catastrophisme, la panique, le sentiment trouble que l’on attend presque un désastre plus grand encore habite certains discours occidentaux. Au-delà de la sérénité affichée de nos « pouvoirs en place », inébranlables si l’on ose dire en ces temps de tremblements et de stupeurs, le malaise né à la lecture de certains articles, de réactions de lecteurs ou à la vue de certaines émissions ne se dissipe qu’avec peine. Deux autres collègues français dans la région de Tokyo me décrivent une panique d’un autre genre… Essentiellement, celle d’expatriés soucieux de fuir en toute hâte un pays que plusieurs avaient pourtant entrevu comme un Eldorado. Les voici brusques, presque rudes avec leurs valises, bousculant les habitants dans leur course folle vers un avion qui devrait les conduire vers la sécurité.
En 1212, l’un des grands lettrés japonais de l’époque classique, Kamo no Chômei évoquait déjà un âge de désastres, de famines et, surtout, les terribles séismes dans un essai célèbre appelé Notes de mon ermitage. Il s’accusait tout juste, à la fin de son texte, d’avoir peut-être conçu un trop grand attachement pour sa cabane, pour son refuge, et d’avoir pensé qu’un « séjour provisoire » pouvait durer à l’inverse de ce que le bouddhisme, et la nature avant lui, lui enseignaient. L’image du flot du temps, de se tenir « sur les rivières qui vont » n’a jamais vraiment quitté le cœur des hommes vivant sur la terre japonaise. Devant les scènes du tsunami découvertes au réveil, « en direct », penché sur un écran d’ordinateur, je croyais assister (le malaise du spectateur) à des scènes de fin de monde, à l’un de ces terribles « caprices » de la nature – et surtout de l’homme (les centrales nucléaires) – pareils à ceux qu’évoque, avec un don de prophétie dont on mesurera mieux encore aujourd’hui la portée, Cormac McCarthy dans son roman La Route de 2006. L’histoire encore – et les Japonais l’ignorent bien moins qu’en Occident – rappelle que, déjà, le 15 juin 1896, un énorme tsunami avait dévasté la région de Sanriku ; certaines vagues, alors que le séisme était lui-même faible, avaient atteint une hauteur de plus de « trente mètres », faisant, déjà, plus de 20 000 morts.
La même région devait, avant le désastre d’aujourd’hui, souffrir d’une autre vague énorme et d’un « mur de mer » le 3 mars 1933, faisant encore plus de 3 000 victimes. Faut-il voir dans la réaction des Japonais ce que certains qualifient encore en toute ignorance de « fatalisme », d’absence d’individualité ou encore d’un « holisme » ; un esprit de groupe qui expliquerait leur manque de panique ? Je n’en ai jamais eu l’impression. Au contraire, l’épicurisme, la douceur de vivre, la politesse côtoient, dans les plus menus détails du vécu quotidien, la conscience tragique de vivre dans un monde fragile, perpétuellement menacé de disparaître. La proximité du désastre et de l’affirmation résolue de la vie attestent chaque jour de cette force qui anime les habitants de l’archipel. Les mots de solidarité, d’entraide, de délicatesse et d’éducation ne m’ont jamais semblé avoir plus de sens qu’en ce pays qui oscillerait au bord d’un gouffre inconnu à en croire certains « experts ». Voici peu de temps, je lisais un document de travail pour justifier certains regroupements dans la recherche française ; texte dont la première phrase était : « Que pense l’Asie ? ». Cette vaste question avait besoin de l’éclairage scientifique le plus large, à commencer par celui des spécialistes qui sont présents sur le terrain. Sans doute.
Au-delà de cette phrase inaugurale et de ce qu’elle impliquait à son insu (Pourrait-on dire la même chose de l’Europe ? D’autres continents ?), il me semble aujourd’hui, quand je lis les messages quotidiens de Masumi, que sa manière modeste de s’exprimer, de réagir, de continuer encore, toujours, à ne pas se laisser aller à la facilité des lendemains qui chantent ou aux apocalypses annoncées forme une manière de répondre à une partie de cette grande interrogation. Toutes celles et ceux qui ont vécu au Japon, qui y sont demeurés même le temps d’un bref séjour, et qui aiment ce pays savent que c’est dans cette mesure qu’il faut peut-être essayer de trouver la clé d’une attitude devant le réel que nous ne savons pas formuler. A la série des hypothèses émises par les scientifiques les plus éminents, ce regard à niveau humain ne peut que nous bouleverser car il nous parle, sans l’avouer, d’un des mots que tout le monde a envie de prononcer à propos du Japon de demain, d’après-demain, dans les épreuves et dans la reconstruction : « espoir ».
François Lachaud, directeur d’études à l’Ecole française d’Extrême-Orient, spécialiste d’études japonaises
J’espère que ces quelques lignes empruntées au journal Le Monde vous auront apporté une meilleure approche de la culture Japonaise assez mal connue de nous occidentaux.