Les coulisses d'une interview (publiée dans Le Figaro du 17 mars) frôlant le surréalisme...
Nous sommes à Tripoli, au cœur de Bab al-Azizia, un gigantesque complexe hyperprotégé par d'épais murs en béton verts, situé sur la route de l'aéroport. C'est ici qu'il vit retranché, avec sa garde rapprochée, depuis le début de l'insurrection, le 17 février. A l'extrême opposé du parc, on reconnaît les ruines d'une bâtisse blanche, cette même construction où il fit sa première apparition télévisée, au début des troubles. C'est, en fait, son ancienne maison, bombardée en 1986 par l'armée américaine - qu'il a tenu à conserver en l'état comme mémorial - .
Pour interviewer Mouammar Kadhafi, il a fallu user de patience. Trois semaines d'attente, une bonne dizaine de fax, et des coups de fil répétés. Et puis, mercredi 16 mars, juste avant l'heure du déjeuner, ce coup de fil de dernière minute du « bureau des média étrangers » : « Le leader vous attend. Tout de suite ! ». Une fois passée une enfilade de « check-points », et laissé les téléphones portables à portée de cerbère, j'embarque à bord d'un quatre-quatre conduit par un jeune homme en gilet pare-balle. Autour de la tente principale, celle du « leader », une dizaine de miliciens montent la garde.
Les mains croisées, les yeux fixant l'horizon, Mouammar Kadhafi est prêt à parler. A sa droite, son fidèle interprète, Moftah Missouri, lui traduit simultanément les questions du français à l'arabe. Une constante ressort rapidement de l'entretien : le dirigeant libyen, au pouvoir depuis plus de 41 ans, est convaincu qu'il est victime d'un « complot ». Ou du moins, il entend nous en convaincre. Car derrière l'homme au visage halluciné, gonflé au botox, se cache un professionnel de la rhétorique, certainement plus intelligent et rusé qu'il n'y paraît. Un homme prêt à dégainer une avalanche de réponses bien ficelées - sur Al Qaeda, les rebelles « drogués » ou encore toutes ces masses qui le soutiennent - dès qu'on tente de le pousser dans ses retranchements. Kadhafi, disent certains, vit dans une « bulle », coupé du monde, inconscient de son impopularité croissante, car protégé par une muraille de conseillers qui l'adulent au quotidien.
Pourtant, il y a des signes - corporels - qui ne trompent pas. Quand on l'interroge sur son « ami » Sarkozy, on le sent parfaitement à l'aise, gonflant aussitôt le torse, pouffant de rire, et s'amusant à raconter que « même Cécilia, son ex-femme, pense qu'il est fou ». Mais dès qu'on lui pose des questions sur ses opposants, son visage se raidit, ses mains s'agitent, et ses réponses se rétrécissent. Visiblement perturbé par une réalité qu'il fait semblant d'ignorer, il se met à bailler, faignant un coup de fatigue. Puis, au bout de quelques minutes, le voilà qui lance un autoritaire « D'accord ! » (en français !) pour couper court à l'entretien. Dans un élan frôlant le surréalisme, le colonel Kadhafi se lève, redresse les plis de sa tunique, fait ses « au revoir », et disparaît, au volant d'une petite voiture de golf couleur crème, à travers un attroupement de chamelles...