Au hasard de nos lectures de récits de voyage nous tombons sur un livre de Francis de Croisset « Nous avons fait un très beau voyage ». Ce livre a été écrit en 1930 et raconte un voyage en Asie.
Francis de Croisset, belge par son père et anglais par sa mère, naturalisé français, est un écrivain et auteur de plusieurs pièces de théâtre. En 1932, il échouera dans l’accession à l’Académie Française.
Nous publions un chapitre de ce livre évoquant une rencontre à Bombay.
UNE PRINCESSE HINDOUE
On se sent au réveil toutes les énergies, mais plus la matinée avance, plus on mollit. A midi, on a les tempes qui battent et les jambes cassées.
Pourtant, en cette saison, l'horizon est presque limpide, les jardins arrosés ont presque de la fraîcheur, et le golfe est presque charmant. Il faudrait très peu de chose pour que tout cela fût adorable : un autre climat, probablement.
Je m'habille pour le dîner. Je m'y reprends à trois fois. L'air gluant semble solide. Boutonner son faux-col devient une entreprise.
J'ai invité à dîner la Princesse X, que j'ai connue à Paris et que j'ai rencontrée ce matin à l'hôtel. Elle se rend chez son frère, le Maharajah de X.
J’ai convié également un jeune ménage anglais. Nous irons dîner au bord de la mer, dans un club sportif de la campagne de Bombay où le gouverneur, sachant mon arrivée, a bien voulu me faire inscrire. Peut-être là-bas aurons-nous un peu de fraîcheur.
J'ai le temps. Il n'est que sept heures. J'ai raté ma cravate. Je m'assieds, accablé, sur mon balcon. Il domine le boulevard Maritime et surplombe une place ovale que ferme devant la mer une manière d'arc de triomphe.
Le ciel, indécis, attend ses étoiles. Pas de lune et, pourtant, cette ombre étincelante d'Ex-trême Orient ; les projecteurs sont en coulisse.
La place
semble éclairée par les costumes. Ils sont blancs, verts, roses, safran. La foule ici fait carnaval.
Le long du boulevard, des autos arrêtées où, drapées comme des Tanagras, des dames Parsies s'éventent. Elles renaissent aux approches de' la nuit, comme les fleurs au premier soleil. Tout cela
halète, avide de fraîcheur. Pas de rires, mais un murmure continu, un gazouillement aigu, mais étouffé, quelque chose comme un langage de soupirs.
J'ai besoin de bruit. Je descends.
La Princesse X. m'attend dans le hall de l'hôtel, près de la vaste véranda, où des Hindous et des Anglais prennent l'apéritif.
N'était sa dame de compagnie, une vieille femme au visage nocturne, drapée dans un châle orange, personne ne la prendrait pour une hindoue. Elle est petite, mince, le teint à peine ambré. De trop beaux yeux, sans doute, pour une Européenne, l'air d'une Espagnole ou d'une Sicilienne, peut-être, avec une robe signée de Paris. Elle a passé son adolescence à Londres, élevée par la soeur d'un des derniers vice-rois. A Paris, l'on donnait des dîners et des thés en son honneur. Elle parle français comme une Parisienne, a lu les derniers livres, vu la dernière pièce ou le dernier film, tutoie quelques-unes de mes amies. C'est un peu de Paris que je retrouve.
-Je vous enlève, lui dis-je. Nous dînons au Club Sportif. Ce sera plus éventé
qu'ici. J'ai invité le Colonel Benverley et sa femme, je sais que vous les connaissez.
Elle lève sur moi un regard décontenancé, murmure en Hindoustani quelques mots à sa compagne, et, avec un petit rire gêné, me répond :
-Je suis contente que vous ne soyez pas seul. J'ai une affreuse migraine. Je voulais vous demander de m'excuser pour ce soir.
- Vous étiez si bien tout à l'heure.
-Non. Dès que j'arrive à Bombay, — je suis arrivée par le bateau précédant le vôtre, — je suis reprise de paludisme. Je vous en supplie, ne m'en veuillez pas.
- Mais vous attendrez bien Lady Benverley ? Elle sera ici d'un instant à l'autre.
Elle se lève précipitamment, avec Un visage soudain inquiet.
- Il vaut mieux que je remonte chez moi, me déclare-t-elle.
- Enfin, voyons, Madame, qu'est-ce qu'il y a ?
Elle va pour parler, hésite, puis brusquement, posant sa petite main sur mon bras, d'une voix changée, me dit :
- Cher ami français, vous ne savez donc pas que si j'entrais avec vous au Club Sportif, les dames britanniques se lèveraient de table et le maître d'hôtel, avec les marques du plus profond respect, me prierait de, sortir ?
- Qu'est-ce que vous dites ?
- Je suis fille de maharajah et soeur d'un prince régnant. Mais je suis une hindoue, une femme de couleur. Vous comprenez, maintenant ?
- Mais, m'écriais-je,
éperdu, nous allons dîner
ici. Mes amis seront
ravis ! Ou, plus simple
encore, je vais les
décommander et...
- Chut ! fait-elle. D'ailleurs, il serait trop tard, les voilà.
Elle me donne à baiser sa main patinée, où, pour la première fois, malgré moi, sous le carmin violent de ses ongles, je remarque, comme un stigmate, la fine lunule orange, sourit d'un petit sourire orgueilleux et triste et, s'éloignant de ce pas indolent qui traversa si souvent les salons les plus fermés d'Europe, gagne l'ascenseur.
Le boy hindou, s'incline, les mains jointes comme dans un geste de prière — tout est religieux aux Indes, même la politesse — referme la porte du lift : la petite princesse a disparu.
- Vous étiez en flirt avec une native ? me dit, de sa chaude voix cordiale, Lady Benverley. J'ai attendu que vous ayez fini. C'est la Princesse X, n'est-ce pas ?
- Oui, dis-je, une femme exquise. J'espérais qu'elle nous ferait l'honneur de dîner avec nous. Mais vous la connaissez très bien ?
- Oh ! réplique Lady Benverley, je la connais en Angleterre.