Recension pour le site nonfiction.fr de l’ouvrage de Jean-Pierre Chevènement, La France est-elle finie ?, Paris, Fayard, 2011, 316 pages. A télécharger ici.
Le livre de Jean-Pierre Chevènement n’est pas un livre politique comme les autres. Ce n’est d’ailleurs pas non plus un livre comme les autres livres dont il est l’auteur. Comme s’il avait mis un peu plus de lui-même dans celui-ci. Certainement parce qu’il a écrit, cette fois, directement sur le sujet qu’il préfère entre tous, son « grand » sujet : la France. Et parce qu’il l’a écrit pour dire son inquiétude même s’il n’est pas pessimiste. Il consacre même la dernière partie de l’ouvrage à dessiner les solutions qui à ses yeux permettraient d’éviter au pays le déclin annoncé, cette « sortie de l’Histoire » comme il y a des sorties de route, définitive.
Si Jean-Pierre Chevènement peut se permettre non seulement de se situer à une telle hauteur mais encore de nous expliquer ce qui est en jeu aujourd’hui, avec un brio intellectuel et une maîtrise de l’Histoire extrêmement rares chez ses collègues politiques contemporains, c’est justement parce qu’il est un homme… politique au sens plein et entier du terme. Un politique qui pense et agit, qui aime la vie partisane et la vie des idées, qui a toujours été élu local en même temps que responsable et élu national. Jean-Pierre Chevènement a joué un rôle de premier plan pendant quarante ans sur la scène politique française. Il a été aux avant-postes dès la conquête du PS par François Mitterrand en 1971. A la fois intellectuel organique du PS mitterrandien et chef politique de son aile gauche (le CERES), il a aidé et accompagné Mitterrand tout au long de son parcours socialiste, de 1971 à 1991. Il a été ministre dans tous les gouvernements socialistes jusqu’à ce qu’à chaque fois il en démissionne, à trois reprises mais toujours sur des querelles de fond, parce qu’il était en désaccord avec la politique menée par le gouvernement : contre le tournant de la rigueur et le franc fort en 1983, contre l’engagement français dans la Guerre du Golfe en 1991 et contre la politique corse de Lionel Jospin en 2000. Il a fondé son propre parti après son départ du PS en 1992 et a même été candidat à l’élection présidentielle en 2002 – on l’a d’ailleurs accusé d’avoir fait « perdre » Lionel Jospin au premier tour par sa seule candidature ! Mais il doit son statut si particulier dans le paysage politique français à autre chose qu’à son parcours aussi brillant soit-il. C’est à la fois sa qualité intellectuelle et son rapport très étroit à l’Etat, à la République et à la Nation qui en ont fait une figure politique majeure de la Ve République.
La matrice française
Jean-Pierre Chevènement a écrit ce livre à un moment où la question du déclin de la France se pose, à nouveau. Mais d’une manière dont on sent confusément qu’elle est à la fois inédite et plus précise ou plus pressante que ce ne fût le cas dans le passé. Peut-être, c’est ce que suggère l’auteur dans son livre, parce que, comme en 1940, la France n’est à nouveau plus maîtresse de son destin. Mais cette fois-ci, ce ne sont pas les Allemands qui sont responsables de l’effacement national, de l’abaissement de l’Etat et de la dissolution de la République, trois thèmes-clefs pour l’auteur. C’est la mondialisation, bien sûr, mais c’est surtout l’Europe ou plutôt l’idée européenne que certains de ses promoteurs ont fait avaler aux Français pendant des décennies à coup de mensonges, d’illusions et de fuites en avant. A cause d’eux, la France se retrouve aujourd’hui en bas de page des livres d’histoire, subissant les bouleversements de l’ordre du monde quand il n’y a pas si longtemps encore elle les ordonnait ou du moins les maîtrisait.
Le parallèle entre la situation actuelle et 1940 n’est pas fortuit. C’est même le cœur du livre, la matrice de l’histoire contemporaine de la France pour l’auteur. Il fait en effet remonter la dérive européiste d’une bonne part de l’élite française, et notamment de la gauche, à l’effondrement national de mai-juin 1940.[1] Même si, comme il le souligne, il ne pense pas que le pays soit définitivement sorti de l’Histoire, comme la Grèce ou l’Egypte, contrairement à son « ami » Régis Debray. Tout vient de là, de ce moment-clef qui lui même prend racine dans le traumatisme de la Première Guerre mondiale dont il n’est que la continuation tragique.
Après, tout s’enchaîne, presque naturellement, malgré l’épisode grandiose du gaullisme qui a, un temps, fait illusion : l’Europe des Six qui ne réunit que des « nations effondrées », la responsabilité américaine et sa volonté de voir disparaître les nations européennes fauteuses de guerre, la fin de l’empire colonial qui réduit géographiquement le pays à sa taille politique, la « démystification de roman national » et puis la succession des renoncements européens à la nation : de Rome à Maastricht en passant par l’Acte Unique. C’est Jean Monnet, auquel l’auteur a consacré son précédent livre, qui a gagné.[2]
Mitterrand l’Européen
Jean-Pierre Chevènement ne consacre toutefois pas un second volume à Monnet. C’est François Mitterrand qui est son sujet cette fois-ci. L’auteur est d’ailleurs l’un des rares hommes politiques, et au-delà, à savoir parler de Mitterrand, ce qui n’est pas si facile. Certainement parce qu’il peut se le permettre, ne serait-ce qu’en raison des relations à la fois intimes et conflictuelles qu’il a longtemps eu avec lui. Disons qu’il sait se situer à bonne distance de son sujet ; loin des hagiographes mitterrandôlatres mais tout aussi loin des demi-moralistes, comme il y a des demi-mondaines, qui condamnent le machiavélisme de Mitterrand sans avoir lu ni compris Machiavel. Quand Chevènement parle de Mitterrand, ça sonne juste. On sent tout de suite qu’il a compris si ce n’est Mitterrand lui-même, du moins ce que l’on nommera « le problème Mitterrand ».
Il a notamment bien compris l’européanisme fondamental, forcené, de Mitterrand. Celui d’un jeune homme qui a forgé sa conviction qu’il fallait se débarrasser des nations au moment du désastre de 1940. Celui qui a été très tôt l’homme d’un syllogisme : la nation c’est le nationalisme, le nationalisme c’est la guerre, et donc la nation c’est la guerre. Dans les chapitres III et IV du livre, autour de ce que l’auteur appelle le « pari pascalien de Mitterrand », on perçoit bien combien il a admiré Mitterrand le politique, le seul à l’échelle de l’histoire contemporaine du pays qui puisse selon lui se comparer à De Gaulle, et aussi, dans le même temps, combien lui a coûté cette admiration.
Il lui trouve même encore, comme par indulgence, des excuses alors qu’il sait parfaitement toute sa responsabilité dans ce qui lui apparaît comme le cœur du processus qui conduit au déclin national : « François Mitterrand n’a certainement pas vu qu’il ouvrait la voie, au milieu des années quatre-vingt, à la mondialisation financière. »[3] Mitterrand aurait ainsi parié sur l’Europe comme Pascal sur l’existence de Dieu. Les pages sur la fin des années 1980 et le début des années 1990, avant et après la chute du Mur de Berlin, sont éclairantes mais on ne les comprend dans leur profondeur historique qu’à l’aune de « l’archéologie de la vision mitterrandienne »[4] que nous propose Jean-Pierre Chevènement : le choix de l’Europe fait par Mitterrand « procède d’un cheminement et d’une vision qui lui sont propres. Le ‘pari pascalien’ qu’il a fait sur l’Europe ne peut se comprendre que d’une seule façon : il part du jugement qu’après l’effondrement de la France, il y a soixante-dix ans, sans précédent et sans équivalent dans notre histoire, rien ne peut plus être comme avant. ‘Finis Franciae’, avait alors décrété le maréchal Smuts. »[5]
Le problème pour Chevènement tient au fait que Mitterrand, celui-là même qu’il a si bien aidé dans son grand dessein de la conquête du pouvoir présidentiel, a entraîné avec lui la gauche française, le PS au premier rang, dans l’abîme européen. C’est ce qui apparaît nettement à l’auteur en 1983 avec le « tournant libéral » du premier septennat. Jusqu’ici il avait pu avoir des doutes que l’habileté politique de Mitterrand avait toujours su dissiper mais ensuite le doute n’était plus permis. Il faut d’ailleurs ici se demander pourquoi Jean-Pierre Chevènement a-t-il accepté de redevenir ministre de Mitterrand en 1984 et en 1988 ? Et pourquoi à nouveau, de Lionel Jospin, en 1997 ? Quand on lit ce qu’il écrit sur le PS et son état d’esprit pendant toute cette période, il y a là, pour dire le moins, un angle mort dans l’analyse de l’auteur. Le politique Chevènement, l’homme d’Etat et d’action, l’ont sans doute plus souvent emporté qu’il ne le dit ou ne l’avoue sur l’homme de conviction. Il fut soumis, lui aussi, plus qu’il ne le reconnaîtrait certainement, au dilemme wébérien des deux éthiques.
On se pose une autre question en lisant ce livre : est-ce qu’il n’a pas été écrit par l’auteur pour tenter de comprendre, si seulement cela est possible, la relation qu’il a entretenue avec Mitterrand ? Car enfin, que dit Jean-Pierre Chevènement sinon qu’il a aidé de toutes ses forces, avec toute sa conviction et sa puissance intellectuelle et politique celui qui va finalement devenir, à peine élu ou presque, le fossoyeur de ce à quoi l’auteur tient le plus : le nécessaire enracinement national de la République. Comment avoir fait ainsi le lit de « Mitterrand l’Européen » alors qu’on l’a côtoyé pendant des années à la direction du PS avant 1981 ? La thèse d’un Mitterrand qui a trompé tout le monde aussi longtemps sur ce point ne tient pas, surtout si l’on prend au sérieux les arguments historiques, sur les années 1930-40 notamment.[6] Ceux précisément sur lesquels s’appuie Chevènement pour expliquer le cheminement européen de Mitterrand. C’est un peu comme s’il avait toujours su mais qu’il n’avait pas voulu y croire, pendant très, trop, longtemps.
On risquera une hypothèse sur cette relation particulière entre les deux hommes. Celle-ci tient sans doute à la conception commune, au fond, de l’histoire française et européenne qu’ils ont partagée malgré leurs divergences politiques et tactiques à certains moments. Une histoire à la Jacques Bainville[7] (auteur qui n’est bizarrement jamais cité dans le livre) où le destin de la France est lié, dans les deux sens du terme, à celui de l’Allemagne depuis toujours ou presque : « Sur la longue durée, le destin de la France en Europe ne se conçoit pas indépendamment de celui de l’Allemagne. »[8] Ce que Jean-Pierre Chevènement dit avoir compris de François Mitterrand tourne autour de cette donnée archihistorique en quelque sorte, comme il y a de l’architectonique. Le XXe siècle franco-allemand est le moment où se dénoue cette longue histoire, à travers les guerres mondiales puis la construction européenne autour du fameux « couple ». Pour Chevènement, dès lors que Mitterrand a accepté le « tournant libéral » de l’Europe en 1983, il n’est plus en mesure de résister au retour de l’Allemagne après sa réunification, à ce que lui demande Helmut Kohl, puisque vouloir l’Europe comme l’a voulue Mitterrand, c’était donner la première place à l’Allemagne et déséquilibrer le couple bâti à la hâte par De Gaulle et Adenauer sur le souvenir de la tragédie. Tout se lit ensuite sur ce mode pour Jean-Pierre Chvènement : la politique d’un Franc fort adossé au puissant Deutsche Mark, la désinflation compétitive, la désindustrialisation face à la puissance industrielle allemande… et finalement, l’acceptation d’une Europe à la main allemande, comme une évidence, après 1990.
La crise comme confirmation
Le pari de l’Europe a donc été perdu. Les choix mitterrandiens ont entraîné la France dans un mécanisme qu’elle ne pouvait pas maîtriser et qui la laisse aujourd’hui à la merci des intempéries du capitalisme mondialisé. La crise financière de 2008, celle de la Grèce et de l’Euro en 2010 ne font que confirmer cette dérive pour Jean-Pierre Chevènement.[9] On sent d’ailleurs ici l’auteur moins économiste qu’historien. Il reprend sur les crises de ces dernières années des analyses que l’on a déjà lu des dizaines de fois : crise du capitalisme financiarisé anglo-saxon, crise du système néo-libéral, « épuisement d’un modèle », défauts de la gouvernance économique européenne alors qu’une monnaie unique a été mise en place, etc. Les solutions esquissées, rapidement, sont tout aussi classiques voire convenues : rééquilibrer la politique monétaire européenne par une véritable politique économique, passer à la « monnaie commune » plutôt qu’unique et ne pas vouloir en faire un « Mark bis ». On constatera simplement que si l’on est moins emporté par la verve de l’auteur sur l’économie que sur l’histoire, il s’agit néanmoins, à rebours de ce que l’on entend souvent à son propos, de l’exposé d’un homme politique responsable et conscient des enjeux, qui analyse la réalité plutôt qu’il ne rêve d’une fuite en avant politique. Il laisse sa chance à l’Europe et ne propose de « mettre un terme à cette expérimentation hasardeuse » qu’une fois que toutes les voies de réforme auront été épuisées.
A l’occasion de son analyse de la crise, Jean-Pierre Chevènement laisse également paraître, en filigrane, ce qui nous semble être l’un des défauts majeurs de sa pensée : sa méconnaissance mêlée de désintérêt pour les Etats-Unis et plus généralement pour le monde anglo-saxon – alors que les mondes hispanophone et arabophone, notamment, lui sont plus familiers. Comme s’il avait renoncé, il y a bien longtemps, à comprendre l’Amérique et le monde anglophone, à en percevoir les complexités et les subtilités. Cela vient sans doute de son antilibéralisme, au sens non vulgaire mais philosophique. Et donc du fait qu’il a toujours perçu les Etats-Unis comme le pays du libéralisme « réellement existant ». Ce qui condamne a priori tout ce qui en vient, en particulier les idées. Antiaméricain par antilibéralisme et antilibéral par républicanisme, cela se tient. Même si, on le voit notamment ici, cela limite considérablement la profondeur de son champ d’analyse sur le rôle des Etats-Unis dans les affaires mondiales, sur les influences qui en proviennent au-delà de la politique étrangère ou économique menée par telle ou telle Administration.
On sent tout au long du livre, comme dans le parcours de l’auteur, qu’il cherche davantage la cohérence que l’ouverture, ce qui peut s’entendre. Mais malgré la qualité rare dont une telle exigence témoigne aujourd’hui dans la politique française, cela peut s’avérer malgré tout insuffisant ; ne serait-ce que parce que la mise à l’échelle mondiale de toutes les questions qui l’occupent et nous occupent rend plus difficile un raisonnement qui n’en comprend alors qu’une part, la plus sombre, dès lors qu’il s’agit du rôle des Américains. La pièce américaine, centrale, fait défaut au vaste puzzle intellectuel chevènementiste.
Le siècle qui vient
Tout n’est pas pour autant perdu. Le déclin n’est pas inéluctable. La France n’est pas encore sortie de l’Histoire. A condition de suivre le chemin dont Jean-Pierre Chevènement dessine le tracé dans la dernière partie de son livre ; un chemin difficile et exigeant.[10] Là encore c’est dans la relation à l’Allemagne que l’auteur puise son inspiration et qu’il démontre le mieux l’ampleur de sa pensée. Il tire son analyse de la fréquentation que l’on sent assidue des meilleures sources contemporaines allemandes : Sloterdijk, Winckler, Enzensberger… tout en s’appuyant, toujours, sur la profondeur historique, comme son évocation du « débat » entre Herder et de Rousseau au XVIIIe siècle en témoigne.[11]
C’est donc l’Allemagne qui détient « la clé de l’Europe européenne », cet avenir incontournable de la France. Il faut pour cela dépasser le « mutuel désintérêt » dont parle Sloterdijk et sortir de l’illusion « occidentaliste », celle des marchés, du capitalisme financier, du monde anglo-saxon pour continuer, ensemble, de participer à l’Histoire. L’une sans l’autre, France et Allemagne seraient irrémédiablement condamnées. L’une avec l’autre, elles peuvent encore jouer leur rôle, au premier rang : alliance dans l’indépendance avec les Etats-Unis (ce qui implique une réflexion sur la défense) ; rapprochement avec la Russie « pour construire une ‘République européenne des peuples’ »[12] ; coopération avec la Méditerranée et l’Afrique[13] ; régulation économique pour lutter contre les effets néfastes de la mondialisation libérale… Ce même et cet autre tout à la fois qu’est l’Allemagne pour la France, est bel et bien le lien indispensable entre les « trois dimensions » qu’il nous faut réapprendre à tenir ensemble aux yeux de l’auteur : la nation, l’Europe, le monde.[14]
A cette projection multidimensionnelle de la France dans l’avenir, il faut un socle : c’est bien évidemment la République. Jean-Pierre Chevènement ne nous surprend pas, il met simplement en ordre (de bataille) les idées qu’il a défendues depuis des années. Elles sont connues : l’idéal historique de la gauche issue de la Révolution française, la « méthode » du socialisme (où là encore on sent principalement l’influence allemande…) et, donc, la République, celle qui transcende, unifie et universalise à la fois. C’est là qu’on trouve les quelques pages de l’ouvrage sur la situation politique nationale actuelle : rapides et percutantes mais sans surprise là non plus. En résumé : « la gauche doit rencontrer la République… et la France », c’est-à-dire le peuple français afin de ne pas laisser à la droite « la gestion empirique des choses »[15]. Jean-Pierre Chevènement n’est pas plus sociologue qu’il n’est économiste, son analyse de la situation politique et sociale de la France d’aujourd’hui est donc très succincte et reprend les conclusions des travaux récents sur les couches populaires et les classes moyennes, sur ce que l’on appelle, de manière générique, à la fois le fractionnement et le déclassement.
Ce qui est plus original, c’est l’idée que le « modèle républicain » puisse à nouveau servir au dépassement des frontières nationales. Qu’il soit aussi considéré, grâce à son universalisme, comme le meilleur moyen de la France de continuer de se projeter en Europe et dans le monde.[16] Une France qui retrouverait la fierté de sa propre identité républicaine et saurait à nouveau utiliser son message universel et se « comprendre elle-même », serait capable d’être entendue. L’auteur ne cesse de faire le lien entre le retour de la République à l’intérieur et retour de la France sur la scène mondiale. Il met en avant pour permettre ce double « retour », deux de ses marottes politiques, bien connues, déjà énoncées notamment lors de sa campagne présidentielle de 2002 : la politique industrielle et l’investissement dans l’éducation et la recherche. Le ministre qu’il a été, dans ces différents domaines, est de retour à chaque page de ces prescriptions.
Cette dernière partie du livre, celle des propositions, laisse pourtant le lecteur sur sa faim. Non tant qu’elle ne soit pas riche de cette vision ample qui caractérise l’auteur mais sans doute parce qu’on la connaît déjà, presque par cœur. Ce qui ne l’invalide pas bien au contraire. La crise économique et financière comme les aléas de la géopolitique ont confirmé bien des analyses dont Jean-Pierre Chevènement s’est depuis longtemps fait le héraut. L’actualité politique confirme aussi, s’il était besoin, que son attachement à la République devrait être un phare pour une gauche française qui peine à s’orienter entre questions sociale, identité nationale, immigration, laïcité et « multiculturalisme ». L’auteur sait très bien mêler les dimensions identitaires, les « valeurs », et le « social », celui de l’approche traditionnelle de la gauche, issue du marxisme économiciste. Il est même un des rares hommes politiques français à avoir su le faire de manière aussi articulée et depuis aussi longtemps.
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Alors qu’est-ce qui fait qu’après avoir constaté, tout au long de ces trois cents et quelques pages, la pertinence de l’analyse, le sens de l’Histoire, la cohérence de la pensée, l’acuité et l’ampleur de la vision politique de Jean-Pierre Chevènement, on ne devient pas pour autant « chevènementiste » ?
Au-delà des différences d’appréciation sur telle ou telle prescription politique, on retrouve là plus fondamentalement la politique et, avec elle, le Chevènement homme politique. Celui qui en faisant le choix de sortir du Parti socialiste au début des années 1990 pour continuer seul ou presque une aventure commencée et vécue pendant longtemps au sein du PS, s’est privé d’un levier essentiel pour ses idées ; et surtout pour qu’elles puissent infuser ou percoler, en se frottant à d’autres, antagonistes certainement, au sein du PS et dans la gauche française. En ayant jugé à un moment donné que le PS n’était plus le lieu d’un possible avenir politique ni personnel ni pour le pays – même si ce fut pour des raisons de fond et non par opportunisme bien entendu –, Jean-Pierre Chevènement a hypothéqué son parcours et donc celui de ses idées, comme s’il s’était coupé les mains pour préserver sa tête. Il s’est dès lors éloigné, et c’est un paradoxe à propos duquel il ne dit rien dans le livre, de la signification profonde de la Ve République, du potentiel politique considérable que celle-ci peut offrir mais qui ne devient possible qu’à condition d’en accepter la contrainte institutionnelle, celle de la présidentialisation. Une contrainte qu’il avait pourtant apprise avec François Mitterrand ; apprise à ses dépens certes, en partie au moins, lorsqu’il perd la bataille de 1983 ; mais une contrainte aussi qu’il n’a finalement jamais su ni faire sienne ni apprivoiser, comme sa campagne présidentielle de 2002 l’a, in fine, démontré.
Notes[1] P. 191.
[2] La Faute de M. Monnet : la République et l’Europe, Paris, Fayard, 2006.
[3] P. 49.
[4] P. 76-80.
[5] P. 77.
[6] P. 83 et suivantes.
[7] Jacques Bainville, Histoire de France, Paris, Taillandier, 2007 [1924] et Histoire des deux peuples, Paris, Nouvelle Librairie Nationale, 1915.
[8] P. 209.
[9] Chapitres VII et VIII, p. 133 et suivantes.
[10] Chapitres XI à XIV.
[11] P. 209 et suiv.
[12] P. 296-300.
[13] P. 301-302.
[14] P. 294.
[15] P. 262.
[16] P. 265.
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