Argentine : les mots d'outre-tombe

Par Larouge

 Palabra viva ("Parole vive"). Ce pourrait être le slogan de tout Salon du livre. Et plus encore du Salon de Paris qui, pour la première fois, ouvrira ses portes à une ville invitée, creuset littéraire s'il en est, Buenos Aires. Car la patrie de Jorge Luis Borges (mort il y a exactement vingt-cinq ans) et d'Adolfo Bioy Casares, de Julio Cortázar et des soeurs Ocampo, n'est pas seulement "capitale mondiale du livre", en 2011. Elle est aussi le ferment d'un véritable bouillonnement créatif, une pépinière de jeunes écrivains dont les oeuvres reflètent le puzzle complexe qu'est cette mégalopole. Lorsque le "Paris de l'Amérique latine" débarquera à Paris (1), vingt auteurs témoigneront ainsi de cette effervescence. Parmi eux, Alan Pauls, Maria Kodama, Hernán Ronsino, Elsa Osorio, Graciela Aráoz, ou encore Quino, le papa de Mafalda et l'un des dessinateurs humoristiques les plus réputés d'Amérique latine.

 

A cette occasion, l'expression "Palabra viva" prendra un sens plus symbolique encore. Car, pour la première fois, la Société des auteurs argentins rend disponible en français un ouvrage consacré aux écrivains victimes de la dictature argentine. Et c'est sous ce titre que sont recensés les biographies et textes de 116 auteurs âgés de 17 ans à 63 ans, disparus entre 1974 et 1983. Contre le "pacte du silence" longtemps imposé aux Argentins, voici donc des mots d'outre-tombe qui reviennent au jour.

"On dit qu'il ne faut pas remuer le passé, qu'il ne faut pas avoir les yeux sur la nuque, disait, en 2008, le poète argentin Juan GelmanMais les blessures ne sont pas encore fermées. Elles vibrent dans le sous-sol de la société comme un cancer sans répit. Leur seul traitement est la vérité et ensuite la justice. L'oubli est à ce prix." Gelman savait de quoi il parlait, lui qui a recherché sa petite-fille Macarena pendant vingt-trois ans. Parola viva raconte comment le fils de Juan Gelman, l'écrivain Marcello Ariel Gelman, fut enlevé à 20 ans, ainsi que sa compagne enceinte de sept mois, par un commando militaire, le 24 août 1976 ; comment il fut conduit au centre de détention Orletti dans la banlieue de Buenos Aires, torturé et assassiné ; comment son corps enfin fut mis dans un tonneau de ciment et de sable puis jeté dans un canal. Deux poèmes de Marcelo Gelman figurent ici, dont l'un intitulé L'Adieu.

De Jorge Agüero à Oscar Wurm - en passant par Rodolfo Walsh, l'un des meilleurs écrivains de sa génération, fondateur du journalisme d'investigation en Argentine, assassiné par la junte militaire le 25 mars 1977 -, les écrivains disparus sont alignés sur ces pages comme dans un cimetière de papier. "Un exercice social de la mémoire", note le ministre de la culture de Buenos Aires, Hernan Lombardi. Un exercice d'autant plus nécessaire qu'on avait délibérément privé les victimes de sépulture. "Les faire disparaître était bien plus fort que les tuer par balles, note Graciela Aráoz, présidente de la Société des auteurs argentins. Tout travail de deuil était impossible et les proches continuaient, des décennies plus tard, à espérer leur retour."

Aujourd'hui encore, ce thème de la "présence-absence" obsède toute une partie de la création argentine. "Il existe deux grandes mouvances littéraires, résume l'écrivain Pablo de Santis, qui vient de publier, à Buenos Aires, une histoire d'épouvante intitulée Los AntiquariosCelle dont je suis et qui, inspirée de Borges ou de Bioy Casares, appartient à la ligne imaginative ou fantastique. Et celle, très importante, qui s'inscrit dans la veine de la mémoire. Cette dernière, analytique et réaliste, fouille méticuleusement les années de plomb avec l'idée qu'une construction imaginaire peut aussi avoir une influence importante sur la réalité."

Et ce n'est pas faux. La romancière Elsa Osorio raconte, par exemple, comment son roman Luz ou le temps sauvage (Métailié, 2007) a "donné à de nombreux jeunes le courage de rechercher leurs origines""J'y mettais en scène une enfant volée pendant la dictature et qui, devenue une jeune mère, décide de se lancer dans une enquête très douloureuse sur elle-même, raconte Elsa Osorio. Ce livre a eu un réel impact en Argentine. J'y ai instillé toute la peur que j'avais moi-même emmagasinée lorsque j'avais 20 ans. (...)"

Il est rare, lorsqu'on discute avec des écrivains argentins, de ne pas voir surgir rapidement le thème de la mémoire ou plutôt du "trou de mémoire" obsédant des années 1970. Cela donne raison à Juan Gelman : les blessures ne sont pas encore refermées. Mais ce livre, factuel et poignant à la fois, devrait contribuer à leur lente cicatrisation.


PALABRA VIVA. TEXTES D'ÉCRIVAINS DISPARUS ET VICTIMES DU TERRORISME D'ETAT. ARGENTINE, 1974-1983. Coédition SEA/ministère de la culture de Buenos Aires, 310 p., 19 €.

(1) L'opération "Tandem Paris-Buenos Aires", organisée par le gouvernement de la ville de Buenos Aires et l'Institut français, se tiendra au Salon du livre de Paris, du 17 au 21 mars, à la porte de Versailles. Sur le Web : Salondulivreparis.com.
source: http://abonnes.lemonde.fr/livres/article/2011/03/10/argentine-les-mots-d-outre-tombe_1490914_3260.html