Soyons justes, ce Siegfried n’est pas la représentation du siècle, mais du prologue et des deux journées présentées, c’est sûrement la représentation la plus cohérente, ne serait-ce que parce que le premier acte est assez réussi et que certaines images du troisième ne manquent pas de grandeur. Musicalement, la direction de Philippe Jordan, remarquable, soutient une équipe de chanteurs dans l’ensemble satisfaisante. On ne sort pas en furie, comme ce fut pour moi le cas au sortir de La Walkyrie.
Pour Siegfried, il faut d’abord saluer un niveau musical globalement supérieur à ce qu’on a entendu précédemment. L’orchestre dirigé par Philippe Jordan est en tous points remarquable: la direction au tempo souvent plus lent que d’habitude (le prélude installe une tension très forte et donne une couleur mystérieuse qui fait d’ailleurs contraste avec le lever de rideau) fait justice à tous les moments de la partition, des Murmures de la forêt étonnants de chaleur et de douceur, un troisième acte tout de somptuosité sonore, alternant moments de pure poésie suspendue et moments d’une formidable intensité dramatique, une clarté de lecture qui laisse entrevoir tous les pupitres, un accompagnement des chanteurs d’une grande précision. Ce travail exemplaire révèle de plus en plus un très grand chef d’opéra.
La distribution est d’un d’un très haut niveau. et montre une fois de plus ce que j’affirme depuis quelque temps: il n’y a aucun problème à monter Wagner aujourd’hui et une oeuvre aussi difficile que Siegfried qui exige une performance physique énorme du protagoniste peut être proposée avec trois ténors pour lesquels on est assuré de la performance, Lance Ryan, Stephen Gould, Torsten Kerl puisque c’est une prise de rôle à Paris et au moins un d’un niveau bien inférieur, mais qui “assure” tout de même, Christian Franz.
Torsten Kerl (un nom qui va bien avec Siegfried!) n’a pas le timbre étonnamment juvénile et clair de Lance Ryan, ni sa vaillance, mais c’est en quelque sorte une “force tranquille”: un timbre velouté, une grande douceur, sans jamais donner l’impression de forcer et un engagement scénique qui provoque l’admiration. Un très grand Siegried, et un beau choix de Nicolas Joel. On est heureux aussi de revoir Juha Uusitalo qui a traversé un passage àvide dû à des problèmes de santé. la voix n’a peut-être plus tout à fait la puissance d’antan, mais le timbre sonore, et pur, la couleur, la largeur sont revenus. Sa scène avec Mime, et celle avec Erda (un peu traitées de la même manière par la mise en scène d’ailleurs) sont d’une rare intensité. Même remarque avec le Fafner exceptionnel de Stephen Milling, le court moment de sa mort et la réplique à Siegfried donnent le frisson.
Du côté féminin, Qiu Lin Zhiang est une bonne Erda, solide, à la voix profonde exigée par le rôle, la composition et le jeu sont assez impressionnants, Elena Tsallagova dans l’oiseau n’est pas exceptionnelle, mais la prestation reste satisfaisante. La Brünnhilde de Katarina Dalayman a l’engagement voulu, et il en faut pour chanter ce rôle d’une très grande difficulté (le duo final de Siegfried est pour la soprano l’un des moments les plus difficiles de toute la partition du Ring) sur un escalier gigantesque particulièrement raide, où un mouvement incongru et non contrôlé serait fort risqué. Il reste que cette chanteuse ne m’a jamais convaincu: les aigus sont là, puissants, projetés mais quelquefois aussi criés, ou manqués l’engagement est réel, mais quelques problèmes dans les graves, souvent détimbrés, et une note finale - comme souvent chez beaucoup de ses collègues, reconnaissons le- ratée. Mais cela reste très honorable, voire meilleur que d’habitude.
Au total, du côté de la musique, ce retour de Siegfried, pas joué à l’opéra depuis 1959, est plutôt un grand bonheur.
Du côté de la scène, on est forcé d’être beaucoup moins positif, même si là aussi, le spectcale est plus cohérent et moins ridicule que ce à quoi Günter Krämer nous a habitués. Il reste tout de même des choses difficilement supportables (le deuxième acte, minable)
La forêt est automnale, les feuilles mortes volent, actionnées par Wotan, toujours à l’affût (c’est une constante de l’opéra selon Krämer: Wotan est là jusqu’aux dernières mesures). Cette forêt jonchée de feuilles mortes prépare sans doute déjà le Crépuscule. Ainsi Siegfried joue-t-il à peine avec les symboles tant recherchés par les autres, Tarnhelm, Anneau car sans doute voit on le jeu des hommes au lieu du jeu des mythes et le combat de Siegfried et du Dragon est un simple duel entre Fafner et lui, deux mortels. Les gardiens nus s’écroulent quand Fafner s’écroule. la forêt se réduit à deux rideaux de tulle peint superposés. Il ya un refus total de la magie, qui reste portée par la musique, mais ce qui est représenté sur scène va contre.
Le troisième acte commence par une vision nocturne du Walhalla, où les dieux semblent assis à des tables de bibliothèque (lampes de bureau vertes) parmi lesquelles Erda, à moins que cette idée de bibliothèque ou d’archive ne soit une allusion à la mémoire du monde, portée justement par Erda.
Le duo en lui-même sans doute à cause de la situation un peu acrobatique, est réglé de manière bien frustre, sans urgence érotique, sans véritable palpitation des coeurs. Il faut attendre la dernière image pour apprécier une idée:
Au total, un spectacle sans grandes idées, encore une fois, mais qui est sans doute plus cohérent que les spectacles précédents (à moins qu’on ne s’habitue…) avec quelques idées çà et là, mais toujours des visions ridicules et didactiques (Fafner), sans grand intérêt. Comme pour les épisodes précédents, cela ne nous apprend rien, nous laisse de marbre. Heureusement la musique a emporté l’adhésion, et c’est Philippe Jordan le grand vainqueur : il accèdera sans doute au Walhalla des chefs.