Synopsis : Une nuit, Isaac, jeune photographe et locataire de la pension de Dona Rosa à Régua, est appelé d’urgence par une riche famille afin de faire le dernier portrait de leur fille Angélica, une jeune femme morte juste après son mariage.
Projet en gestation depuis 1952, l’étrange affaire Angélica raconte l’histoire d’un juif à la sortie de la guerre (le film se situe entre la modernité et cette période d’après-guerre troublant ainsi les repères), un homme persécuté, un homme du trauma qui découvre dans le visage souriant de la mort, une porte de sortie à travers le voile des rêves et du fantasme.
Isaac se réfugie dans ce que ses colocataires de la pension appellent de la folie pure. Les pistes d’interprétation comme dans tous les bons intelligents se dédoublent, se démultiplient, on pourrait aussi penser qu’il est en fait l’époux d’Angélica (le mari de cette dernière est aperçu à deux reprises mais ses traits restent indistincts) et que cette dernière est morte pendant la guerre, qu’il ne peut l’oublier et ravive tous les soirs son souvenir à la lueur de sa photographie.
Peu importe, film subtil sur le deuil et sur la mort elle-même, L’étrange affaire Angélica convie l’homme dans son refuge, les valeurs du passé, celles qui correspondent à ces bêcheurs travaillant la terre en rythme à l’intonation du chant, ces hommes qui ont des allures de grande faucheuse mais qui rassurent d’un autre côté.
La guérison d’Isaac est impossible comme il est impossible de ne pas finir refroidi par la clepsydre folle du temps qui s’abat sur nous comme une faux. C’est la mort qui attire Isaac, alors qu’il est dans une prison du souvenir, enfermé dans un monde de bruit et de terreur, à chaque fois qu’il se réveille ce sont les bruits assourdissants de la rue qui le ramènent péniblement à la vie, alors que c’est à la paix et au silence qu’il aspire.
Les hommes sont doubles. Dona Rosa s’inquiète constamment de la santé de son pensionnaire Isaac, mais elle n’hésite pas à rappeler ses origines juives et à parler de sorcellerie quand ses activités et son comportement dépassent son entendement. L’homme est pris entre la construction et la destruction, du monde, des autres hommes ou de lui-même.
De Manoel de Oliveira avec Ricardo Trêpa, Pilar Lopez de Alaya.
Entretien avec Manoel de Oliveira
Le film part initialement d’un projet qui date de 1952. C’est la première fois que vous reprenez un projet aussi ancien. Qu’est-ce qui vous a amené à réaliser un film soixante ans après sa conception ?
Manoel de Oliveira : Il y a beaucoup de projets que je n’ai pas réalisés et sur lesquels je ne suis jamais revenu. Comme je n’ai pas repris certains d’entre eux, notamment Angélica, j’ai autorisé, des années plus tard, la publication d’un découpage, en France, qui utilise certaines de mes images, de mes photos et de mes dessins. À l’époque j’étais convaincu que je ne réaliserais jamais ce projet. J’émettais quelques réserves à l’idée de filmer un rêve car la caméra est incapable de filmer les rêves et les pensées. Une personne peut nous raconter ce qu’elle a rêvé ou pensé, mais on ne peut pas être certain que ce qu’elle nous raconte n’est pas déformé, ou n’est pas un mensonge. On n’a aucune garantie que ce qu’elle nous dit avoir rêvé est vraiment ce qu’elle a rêvé ou que ce qu’elle dit avoir pensé est vraiment ce qu’elle a pensé. De cette façon les rêves et les pensées sont complètement subjectifs et la caméra n’a aucune façon de le confirmer. C’est pour cela que je pense que le théâtre est plus honnête que le cinéma. Le film Singularités d’une jeune fille blonde étant un film réaliste, il est à ce niveau, beaucoup moins problématique.
Pourtant il y a des différences entre le scénario original de 1952 et le film que vous venez de réaliser. Peut-on considérer que vous avez fait une adaptation de vous-même ?
M.O. : J’ai adapté le projet aux circonstances de l’époque. Le projet a été créé après la Deuxième Guerre Mondiale, durant laquelle, si je ne me trompe pas, plus de six millions de juifs sont morts. C’était une époque où les juifs ont dû fuir vers l’Espagne et le Portugal pour ensuite prendre un avion pour les États-Unis. Isaac, le protagoniste de mon film, était l’un de ces juifs fuyant les persécutions nazies, qui s’est installé au Portugal en tant que photographe. Mais la guerre a eu lieu il y a longtemps, au siècle dernier, de même que les vignes du Douro sont différentes, les ponts et les maisons sont autres. Certaines choses se maintiennent alors que d’autres ont changé.
Mais il existe dans le film une coexistence entre ce passé et le présent. Les personnages sont habillés comme dans les années cinquante et lecontexte social du film le rappelle aussi. Pourtant le paysage dénonce clairement que nous sommes à une autre époque, dans le présent.
M.O. : Non. Tous les éléments sont actuels. Je n’ai pas cherché à reconstituer les années cinquante Les choses ont évolué, bien que le contexte soit rural et encore à l’ancienne. Je suis allé chercher le présent. En ce qui concerne l’adaptation du projet initial, les persécutions sont maintenant d’une autre nature, les problèmes du monde ne sont plus les mêmes, la tension chaotique dans laquelle les choses subsistent, les problèmes économiques et les difficultés diverses ont changé. Dans une version précédente du film, il y avait un dialogue où l’on discutait les raisons des persécutions des Juifs, de l’antiquité égyptienne à nos jours. Plus tard, il m’a semblé plus pertinent de réfléchir à d’autres aspects. J’ai modifié le scénario original et j’ai déplacé ce niveau de réflexion politique vers le terrain de la déduction où se confrontent ce qu’Isaac a vécu autrefois et ce qu’il vit aujourd’hui. Ses visions et ses rêves avec Angélica sont, comme il le dit, ce qui l’aide à supporter les pressions et les persécutions. Cela montre qu’Angélica représente une espèce de libération de ses fantasmes.
Cet épisode où le photographe va prendre la photo d’une femme décédée et se voit confronté à une image spectrale qui s’élève du corps au moment où la photo est prise a une dimension autobiographique. C’est une expérience que vous avez effectivement vécue.
M.O. : J’utilise l’expérience que j’ai vécue dans des circonstances complètement différentes. Cela m’a inspiré pour penser à un photographe persécuté qui voit dans le personnage d’Angélica une sorte de libération, grâce à la façon dont elle lui sourit et à la manière dont il voit son esprit se séparer de son corps. Dans la première version du film existait le doute parce que la photo qu’Isaac prend d’Angélica lorsqu’elle lui sourit est détruite avant d’être développée. Dans cette nouvelle version, plus réaliste, les photos ne confirment ni ne dénient le sourire d’Angélica, mais, comme l’avoue Isaac, c’est le souvenir de ce sourire qui lui apporte le bonheur et le sauve de tous ses traumas. Curieusement, le plafond de la maison d’Angélica est décoré d’une colombe (représentant l’Esprit Saint), et d’une boiserie évoquant l’étoile juive. De même, pour le dialogue avec la religieuse, qui dans la première version n’était qu’une femme très religieuse, mais pas une soeur.
Eh bien, ces éléments démontrent que la relation entre catholiques et juifs n’était pas une relation agressive et exclusivement conflictuelle mais une relation de compréhension et d’échange.
Mais lorsque vous établissez, d’une façon assez insistante, une relation entre Isaac et les oliviers lorsque vous cadrez le personnage face à un olivier ou lorsqu’il tombe dans une oliveraie et que des enfants apparaissent en chantant une chanson populaire sur des oliviers ne pensez-vous pas à votre origine présumée juive, et de cette façon ne renforcez-vous pas votre lien avec le personnage ?
M.O. : Bon, le sujet des oliviers est très important. Je m’appelle Oliveira (Olivier)… Ma grand-mère paternelle était très religieuse et mon grand-père a toujours donné à ses enfants deux de ses noms sans utiliser ceux de sa femme, qui était d’une origine très différente de la sienne. Deux de ses enfants sont même devenus prêtres, résultat des fortes croyances de ma grand-mère. De ce côté il n’y avait aucune trace de judaïsme. Quelqu’un m’a dit qu’après la révolution française, les Juifs ont été obligés d’adopter un nom qu’ils ne possédaient pas au départ : Isaac, fils de, Israel, fils de, quelque chose comme ça. Parmi les noms qu’ils ont choisis il y a des noms d’arbres : Oliveira (olivier), Pereira (poirier) C’est pour cela qu’il y a le soupçon d’une origine juive, mais je n’ai jamais rien vu dans ma famille qui soit lié au judaïsme. C’est pour cela que le soupçon est infondé.
D’une certaine façon, Angélica est aussi un hommage aux travailleurs du Douro. La culture ancestrale de la vigne qui côtoie la production mécanisée est une image que vous évoquez dans ce film.
Qu’est-ce qui est « essentiel » dans Angélica ? N’est ce pas précisément la transformation ?
M.O. : L’essentiel est le destin d’Isaac. C’est sur Isaac, le photographe, que le film porte depuis le début. C’est un homme cultivé et spirituel, avec un penchant pour la métaphysique, ce qui permet d’expliquer la fin du film. Il y a tout de même un grand compromis que j’ai dû faire : lorsque Isaac meurt, son esprit persiste. Cette fin est la partie la plus compromettante du film. S’il mourrait, le film serait fini. Mais il survit. Son âme va retrouver l’esprit d’Angélica. D’un autre côté, le destin pourrait signifier que la seule vraie libération de l’Homme est la mort, comme nous montre Dreyer dans Gertrud : la recherche d’un amour absolu qui ne se trouve que dans la mort. Ensuite, il y a la violence des bêcheurs. Le chant des travailleurs est l’antidote du pessimisme. Il soulage du négativisme qui peut flotter tout au long du film, surtout à la fin. Mais pourtant, il y a des choses étranges qui le sont parce que l’on ne peut
pas les surmonter. Saint-Paul disait que si le Christ n’était pas ressuscité, toute notre foi serait vaine. Donc, on est toujours dans ce doute : « être ou ne pas être »
Isaac est un photographe, un artiste. C’est quelqu’un qui travaille trop, comme ne cesse de lui rappeler la patronne de la pension où il loge. Il vit en marge de la société.
M.O. : Son travail porte sur la violence. Le seul fait qu’Angélica lui sourit est un acte d’une extrême violence. Et c’est cela qui le dérange, la violence de la vie. La violence qui est représentée par les bêcheurs, malgré le fait qu’ils chantent la joie.
Angélica n’est-il pas un film sur la confrontation entre la création artistique et la résistance, ou si vous voulez, l’antagonisme entre le social et ce travail de création ?
M.O. : Oui, c’est un travail de résistance. Tout ce qu’on fait est un travail de résistance. La nature est sagace. Elle donna faim à l’homme pour l’obliger à travailler, pour l’obliger à survivre et à travailler. La faim est la loi de l’homme. Si je place deux cent pains à côté de dix hommes, ils restent tranquilles. Mais si je ne mets qu’un pain, ils s’entretuent. La faim a un pouvoir extraordinaire.