Par Isabelle Udron /
Mont Plaisant / de Patrice Nganang (Ed. Philippe Rey, 506 p., 20€)
Voici les méfaits coloniaux ingénieusement évoqués dans un savoureux roman camerounais francophone .
Sara, vieille femme de Yaoundé, capitale du Cameroun, raconte son histoire à Bertha, jeune étudiante : en 1931, à l'âge de neuf ans, elle est offerte en cadeau à Njoya, le sultan en exil du Pays Bamoum (région du Cameroun). Cependant elle n'échoue pas dans son harem comme il était prévu, mais une matrone se l'approprie et fait d'elle son fils, en remplacement de celui qu'elle a perdu quelques années auparavant lorsqu'il avait 20 ans.
Travestie en garçon, affublée du même nom que le fils perdu, Nebu, Sara commence sa nouvelle vie comme page du sultan à Mont Plaisant, quartier abritant la cour en exil. A travers sa propre histoire, elle déroule le fil de l'histoire coloniale camerounaise tout au long du XXe siècle …
« Le bonheur exquis d'être quelqu'un d'autre, voilà donc ce qui libéra Sara de ses peines. La fille entra dans une maison, pardon dans une vie, où elle ne rencontra pas d'enfants de son âge, mais où ses oreilles s'emplirent de mille histoires. »
Grâce à ce procédé narratif – la vieille doyenne qui raconte à la jeune étudiante – Patrice Nganang nous dévoile les grands moments, plus spécialement ceux entre-deux-guerres, du Cameroun. Les événements et péripéties de la petite communauté du sultan, dépeints avec verve, truculence et humour, décrivent la vie quotidienne et la riche culture bamoum.
« Malgré tout ce vacarme, [Njoya] descendait les rues de la ville à son rythme. Il lui arrivait d'aller jusqu'au marché aux épices, au milieu des mille parfums, des émerveillés woudididi de sa population féminine, pour s'informer du prix de l'huile de palme, du paprika, du chili, du gingembre, des feuilles amères, comme s'il était une femme. Il s'arrêtait sous un étalage et posait des questions aux vendeuses de sel sur leur commerce, mais aussi sur l'état de leur famille. Il entrait dans la cour des maisons, et laissait les enfants lui dire leur nom et leur rêves de futur. »
Mais ils pointent aussi avec finesse les absurdités du colonialisme, et les lâchetés des occupants successifs du pays - allemands, anglais, français - , qui au gré d'accords étranges et d'événements incompréhensibles pour les locaux, se repassent cette région comme on le ferait d'un simple objet.
« Or pour écrire des lois, même des lois démocratiques, des coutumes centenaires devaient être rendues caduques. Quelqu'un devait prendre ces traditions entre les mains et les casser pour le bien de tout le monde, car après tout, « on ne fait pas d'omelette sans casser des œufs ». C'était la devise de Prestat, qui n'entendait pas sa mission d'omelettier à la manière d'un Göhring, par exemple. »
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« Prestat n'était pas un homme de violence ; il était la violence personnifiée. Bref, il était l'Homme. Voici ce que les gens savaient. Étaient-ce les rêves déments des tropiques, les cauchemars qui les peuplaient de serpents venimeux, de crocodiles menaçants, de rats fouineurs, de cancrelats et de moustiques ; ou alors étaient-ce le trop d'alcool sous le soleil, l'horreur de la pénombre, qui produisaient de tels caractères coloniaux ? se demandait-on. Personne ne pouvait répondre. Une croyance voulait que ce fut le manque de sexe. Seule une bonne baise calme un homme irascible, disait-on. »
On voit en sus apparaître dans le roman quelques personnages historiques réels ; ceux-ci, intégrés subtilement au récit, permettent de comprendre aussi bien les compromissions de certaines élites avec le colon, que les mécanismes qui, par la suite, lors de l'indépendance, ont porté au pouvoir de nouveaux politiques ambigus et imbus d'eux-même.
Ainsi ce roman aborde avec brio et dans un rythme enlevé les luttes de pouvoir en Afrique, le désastre colonial, tout en montrant comment les destins personnels doivent s'accommoder de l'Histoire avec un grand H. Mais il n'oublie pas de parler de l'amour, de l'art, de traditions centenaires et de pittoresques relations familiales .
Un livre savoureux qui apprend beaucoup de choses et qu'on déguste avec plaisir ...
Plus d'infos ? : http://culturessud.com/contenu.php?id=384
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