Une chronique de Vance
Allant de déception en mauvaise surprise, je n’allais pas abandonner le Défi Cronenberg en si bon chemin : ces films moins grand public, moins accessibles.
Film n°10 : Crash
Titre original : Crash (1999) avec James Spader, Holly Hunter & Elias Koteas, adapté du roman éponyme de James Ballard
DVD zone 2, BAC Vidéo (2008)
1.66 : 1 – 16/9
VF 2.0 ; 96 min
Le coffret BAC Films (en duo avec le Festin nu, déjà chroniqué, dans la collection « Réalisateurs de légende ») propose un master bien propre, avec des images nettes et assez agréablement définies. Néanmoins, le format image de 1.66 :1 semble être un format bâtard : il y a peut-être eu recadrage.
C’est toujours Howard Shore qui dirige l’orchestre, et le son est bien rendu avec quelques effets stéréos intéressants ; tout de même, la VF manque un peu de dynamique, surtout dans les voix, par rapport à une VO plus claire.
Résumé : Ballard est un réalisateur qui s’ennuie. Sa femme et lui semblent avoir exploré toutes les facettes de la sexualité, et n’y trouvent aucun plaisir. Un grave accident de la route lui fait rencontrer le Dr Helen Remington, veuve de l’homme qu’il a percuté : cette femme mystérieuse l’initie à des plaisirs déviants où se mêlent le sexe, le danger et les voitures…
Tout au long de ce Marathon, j’ai fini par me rendre compte que ce réalisateur, après quelques tâtonnements, avait fini par établir quelques thèmes récurrents dans une œuvre plus aboutie qu’il n’y paraissait de prime abord, et passé les étapes nécessaires de l’expérimentation, avait développé une manière de filmer qui correspondait à ses attentes. Or, en améliorant sa technique, il a également choisi des scénarios plus personnels, moins directement abordables : la notoriété aidant, il pouvait se le permettre. Après l’adaptation contestable d’un monument de la littérature underground (le Festin nu), il s’attaque à un roman de science-fiction rédigé par un des auteurs les plus brillants du genre. J.G. Ballard, qu’un biographe a qualifié de « poète de la lente chorégraphie des désagrégations mentales » a écrit quelques œuvres puissantes caractérisées par un style froid et analytique à partir des années 70, avant de progressivement abandonner le créneau purement SF. On le connaît pour certaines nouvelles brillantes dans lesquelles on peut parfois retrouver une certaine forme d’expérimentation littéraire proche de Burroughs, mais aussi pour ses Apocalypses et la fameuse Trilogie de Béton, dont Crash fait partie. Ce dernier roman, qui lui a été inspiré par le décès de sa femme suite à un accident de la route, est précisément l’œuvre que Cronenberg a choisi d’adapter.
Or, bien vite, en dehors de quelques allusions assez peu subtiles, le film se refuse à exposer un univers futuriste, préférant plutôt explorer les dérives d’un quotidien où le dérisoire devient sublime. Des êtres désenchantés tentent de tromper leur ennui existentiel en allant jusqu’à risquer leur vie afin d’éprouver ne serait-ce que quelques secondes d’un plaisir total, de cette petite mort qui permet d’attendre la vraie plus sereinement. On se drogue aux documentaires automobiles et la libido vacillante a besoin d’expédients incongrus pour s’enflammer : la carcasse d’un véhicule accidenté, la vision de cicatrices défigurantes, la perspective d’une mort imminente (on conduit en détachant sa ceinture).
Ballard est un réalisateur. Il a tout pour être heureux. Sa femme est splendide et prête à tout. Mais leur couple s’enfonce dans la routine morbide d’expériences sexuelles décevantes. Par certains côtés, avec cette photo caractéristique de Suschitzky (qui officiait déjà sur le Festin nu) qui jette une sorte de filtre sombre sur une réalité déjà macabre, on retrouve un peu de ce vague à l’âme tortueux imprégnant l’atmosphère de Lost Highway. La rencontre inopinée avec Helen permet à Ballard d’enfin éprouver quelque chose qu’il ne connaissait pas (ou plus) : cette femme l’introduit dans un cercle restreint où se détache Vaughan, sorte d’artiste expérimental au corps couturé et au visage de prédateur, qui met en scène des accidents avec l’aide de cascadeurs. Ballard est incontestablement séduit par Helen, et fasciné par le magnétisme de Vaughan qui parviendra à briser ses dernières inhibitions, l’entraînant ainsi que sa femme dans une spirale damnée où la seule alternative de sortie est la jouissance ou la mort.
Cronenberg a toujours eu l’habitude de cadrer serré : ici, il parvient même à se jouer des espaces confinés des habitacles et utilise les inserts pour faire avancer la réflexion du spectateur. Sa réalisation est d’une fluidité accomplie, parfaitement servie par une partition d’Howard Shore, compagnon de la première heure, qui retrouve ici les accents angoissants et déstabilisants de ses meilleurs scores. L’alternance entre scènes muettes et séquences en musique renforce encore le côté sordide des rapports entre ces personnages, et instille une forme de paranoia qui permet même de conférer à certaines grimaces, hésitations ou sourires forcés un aspect menaçant et lourd de conséquences.
Pourtant, quelque chose ne fonctionne pas dans le dispositif. Peut-être parce que Cronenberg, tout en reprenant en les développant certaines de ses préoccupations primales (la chair et ses transformations plus ou moins artificielles, sa transcendance dans un état supérieur), ne parvient pas à donner à son métrage autre chose que l’exposition perverse de rapports humains laconiques et sans passion. En s’ancrant dans le réel/réaliste, il se cantonne à montrer du sexe triste : ces femmes au corps superbe sont la proie de leurs propres démons et du désir sans joie de ces hommes impatients. Il ne se prive d’ailleurs pas à révéler leur intimité de manière souvent brutale et malsaine, comme pour tenter de briser les relents d’érotisme qui s’en dégagent. C’est perturbant, sans doute brillant même dans la démarche. Mais le problème est que je n’y ai pas adhéré. Aucun des personnages n’est véritablement reconnaissable, et l’identification peine à s’effectuer, même avec Ballard pourtant interprété avec délectation par un excellent Spader (parfait dans ce rôle avec son visage angélique soudain torturé par le désir puis par le remords). Le choix de Deborah Kara Unger (une compatriote) est également pertinent : son visage atone et son regard froid sont en contrepoint avec une plastique avantageuse (qu’on ne se prive pas de nous montrer sous toutes les coutures, d’ailleurs). Holly Hunter est en revanche trop effacée pour peser sur nos sensations, au contraire d’un Elias Koteas qui en fait des tonnes.
Bien que déçu par le visionnage, je ne peux pas être aussi sévère que pour le Festin nu. Certes, j’ai été plus décontenancé, voire agacé, par de nombreuses séquences, je cherche encore le véritable intérêt d’un film qui ressemble davantage à une séance de thérapie, mais ses qualités plastiques et cinématographiques sont réelles. Je comprends la fascination qu’il peut exercer sur certains (à partir du moment où il ne s’agit pas simplement d’un voyeurisme cru et vain) mais j’ai bien l’impression de ne pas l’avoir ressenti ainsi.
Ma note : 3/5
> A lire également : la chronique parallèle de Cachou sur le film, et son article sur le livre éponyme dont est tiré le scénario.