De Paul-Claude Delpech
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A défaut d’histoire, les mémoires se livrent. Balades en tirailleurs est le récit d’une année de guerre en Algérie-Française. Il est tenu par Paul Claude Delpech, un ancien sous-officier de la 2ème compagnie du 7ème Régiment de Tirailleurs Marocains. Stationné en Allemagne, dans les forces de l’OTAN, il est envoyé en Algérie avec sa compagnie (1955-1956).
Cet ouvrage, qui met en scène des tirailleurs nord-africains au service de la France coloniale, est d’abord difficile d’accès à tel point qu’on se force pour aller plus avant. Il faut dire que l’auteur a choisi une manière originale de se souvenir de cette année de sa vie. Jean-Pierre Lautman, Secrétaire général de la Société des amis de Paul Louis Courier commente franchement sa lecture de l’ouvrage dans une lettre adressée à l’auteur : « … quelque chose me gêna dès les premières pages de “Balades”, en l’occurrence le flou du genre : ce n’est ni un journal de bord, ni un roman, ni une fiction, ni des Mémoires… bref, c’est quelque chose d’inclassable donc, à mes yeux, de bâtard. » Il y a, en effet, beaucoup de pudeur dans ce livre exceptionnel. Ainsi, tous les noms des personnages ont été changés, y compris celui de l’auteur qui se présente sous le nom de Desvignes. Le style très imagé ajoute à la complexité du rapport qu’on devrait entretenir avec Balades en tirailleurs. Mais si Paul Claude Delpech nous bouscule, c’est moins pour les paysages pittoresques de Kabylie ou des Aurès que pour le portrait qu’il dresse de la guerre.
Subir. Comment parler d’une guerre impitoyable ? Paul Claude Delpech n’y va pas par quatre chemins : il nous apprend que la guerre, aussi terrible soit-elle, est faite par des hommes. Des hommes solidaires entre eux, entre lesquels il n’existe aucune barrière, à l’image des soldats français et des tirailleurs marocains, qui jouent comme des enfants à la bataille aérienne. Des hommes qui rient et qui aiment faire rire leur entourage à comme ce Marocain qui ironise sur l’hôtel où il passe une nuit avant son retour en France, après qu’un rat a affolé son camarade français Germain : « Un hôtel deux zéros étoiles, un hôtel pour les tirailleurs et pour les rats. » (p. 212). Car le rire est tout ce qu’il leur reste pour affronter leur destin. Nul n’oublie qu’ils sont en guerre. Ils doivent obéir aux ordres sans poser de question : « Au niveau zéro de la masse des soldats impliqués sur le terrain, il n’y a qu’à subir, toujours subir, sans essayer de comprendre selon l’adage militaire : “intelligent est celui qui a compris qu’il ne faut pas chercher à comprendre”. » (p. 135). Il ne faut pas oublier la position difficile des tirailleurs marocains chargés d’agir contre d’autres « musulmans ». La complexité de leur situation ressort mieux dans cette question de Hamidou : « C’est pas normal, sergent, pourquoi la France, elle tue les Marocains, pourquoi la France, elle tue mon frère ? » (p. 136). Desvignes vient de lui lire une lettre de ses parents qui porte la mauvaise nouvelle : le frère de Hamidou a été tué à Marrakech par des gendarmes français.
Comme s'il fallait prendre son élan avant d’entrer dans les détails, Claude Paul Delpech noie la guerre dans l’humour et dans l’amour. Dans sa balade, des mots qui disent une autre vérité sur son séjour en Algérie sont parsemés ici et là : « corvée de bois », « charnier », « torture », « égorger », « brûler »… Avant que ces mots isolés ne prennent une forme plus massive et occupent des paragraphes entiers : … [les] abords du douar de Taberdga [dans l’Aurès] réduit à l’état de ruines calcinée[s], entassées au fond du talweg rocheux où ils s’abritaient. Ils ont été bombardés au napalm à titre de représailles. Des gourbis écrasés ne subsistent plus que les restes noircis des murs écroulés. Combien de ses habitants ont-ils pu fuir avant le cataclysme de fer et de feu ? Combien d’innocents, femmes, enfants, vieillards gisent enfouis sous les décombres ? Nul ne s’en soucie. (p. 112). Il y a tant de dégoût, d’incompréhension dans les mots du jeune militaire. « C’est pas normal », ont l’habitude de dire les tirailleurs marocains après chaque exaction commise contre la population algérienne et lorsqu’ils seront désarmés, une fois leur service en Algérie terminé, « par crainte de rébellion ». L’auteur, lui, sait que dans cette guerre où on fait de lui et de ses hommes « des pillards officiellement mandatés », rien n’est normal : « Il n’y a pire torture, écrit-il, que celle de réduire à la famine des misérables innocents, ballottés entre deux camps, tantôt la nuit par ceux qui se réclament du devoir de les libérer, tantôt le jour par ceux qui se réclament du droit de maintenir l’ordre qu’ils ont établi. » (p. 177). Des « événements » sans héros. Ce qui motive la parution de Balades en tirailleurs, c’est l’actualité. Il y a de cela quelques temps, nous vous parlions d’un autre livre écrit par d’anciens soldats français en Algérie, Des Miages aux Djebels[1]. Dans les deux cas, les anciens militaires se sont sentis le devoir d’intervenir pour établir la vérité sur ce qu’ils ont vécu. En fait, ils sont les victimes invisibles et inaudibles de la fameuse loi sur le « rôle positif de la colonisation ». héroïsés d’un côté et tranformés en monstre de l’autre, dans tous les cas, ceux qui ont fait cette guerre sont mécontents de l’image qui leur est donnée. En quatrième de couverture, Paul Claude Delpech explique : « Ce livre se veut un humble antidote à ce qui a trop souvent été écrit selon une simple imagination tendancieuse par certains qui ne savaient rien et se croyaient en droit de dire tout, s’arrogeant l’autorisation d’influencer subjectivement l’opinion. »
Dans ces deux ouvrages, il n’est fait aucune allusion à un prétendu rôle positif de la colonisation. Au contraire, les auteurs se disent aussi victimes d’une guerre inutile, sans nom et sans héros : Je ne crois pas, écrit le jeune sous-officier dans une lettre à sa famille, qu’il puisse y avoir de héros en ces temps et en ces lieux, les héros ne peuvent appartenir qu’à la guerre, et le chaos que nous vivons n’a pas droit au titre de guerre. Il n’y a pas officiellement de guerre. Nos inconscients dirigeants politiques, civils et militaires s’appliquent trop à affirmer que nous ne faisons que maintenir l’ordre sur le territoire national, prétextant que l’Algérie c’est la France. Mieux, nous assurons, disent-ils, la pacification. Contre qui ? Envers un pauvre peuple de miséreux qui ose se révolter ? Et des victimes de tous bords meurent chaque jour, par dizaines, par centaines. Si l’héroïsme est tout simplement le courage, tous ici sont des héros. (p. 191) Une leçon de courage. Balades en tirailleurs est un acte héroïque. Le courage du soldat Paul Claude Delpech n’est pas dans sa désapprobation silencieuse - somme toute militaire – des ordres qu’il mettait à exécution, ni dans la reconnaissance qu’il avait pour ses tirailleurs marocains considérés par d’autres comme des « sous-hommes ». Il est dans la force dont il fait preuve pour écrire ses souvenirs avec tant de fidélité et d’objectivité sur une « Guerre impitoyable où peuvent s’assouvir en toute impunité, les penchants de cruauté les plus exacerbés. » (p. 205). Il faut lui reconnaître le courage d’oser dire que, en temps de guerre, on est le frère de son ennemi car on se ressemble tant qu’on commet les mêmes actes, des actes qu’on condamne ensemble. Bref, l’héroïsme de Paul Claude Delpech est d’être un homme juste, même après une guerre dévastatrice comme la guerre d’Algérie. Une guerre bien réelle : « Beau… beau…la réalité dépasse la fiction. » (p. 119).
[1] Des Miages aux Djebels. Notre guerre d’Algérie, « Alain, André, Bernard et Claude 1956-1962 », St Gervais les Bains, éd. Mémoire et regards, 2007
Article original écrit et publié par Ali CHIBANI