deMagali Tardivel-Lacombe
Où l’on remarque que les programmes de soutien au secteur du livre n’ont pas toujours l’accueil escompté, même dans le plus grand pays arabophone…
Troisième volet de l’analyse sur l’édition en Egypte (lire la premièreet ladeuxième partie), tirée de mes discussions avec Sherif Bakr (éditions Al-Arabi, Arab Academy for Professional Publishing), Heba Salama (éditions Book House), Ali Hamed (éditions Sanabel) et Balsam Saad (éditions et librairie Al-Balsam) au Caire.
Le problème structurel de l’édition égyptienne, on l’aura compris, c’est une distribution mal organisée qui, en conséquence, rend l’accès aux livres difficile. Afin d’encourager, malgré tout, les lecteurs à acheter des livres, Suzanne Moubarak, l’épouse de l’ex-président égyptien, a lancé la campagneReading for All. Cette initiative a permis de réduire le prix de vente des livres sélectionnés, qui sont passés d’une vingtaine de pounds en moyenne (environ 2,5 euros), à 4 pounds environ (0,50 euros). A plus grande échelle encore, l’Agence américaine pour le développement international (USAID)a confié à l’Academy for Educational Development(AED), ONG basée à Washington, la réalisation d’un programme de mise en place de bibliothèques dans les écoles égyptiennes. Avec 400 millions de dollars, les tirages des titres choisis s’élevaient de 40.000 à 100.000 exemplaires.Sur une page Internet dédiée à ce projet, USAID proclame : “Plus de 24 millions de livres ont été fournis aux 39.000 bibliothèques scolaires égyptiennes”.Mais Sherif Bakr, désabusé, déplore que ces bonnes intentions aient été sapées autant par la corruption que par “la stupidité américaine”. En effet, le programme mettait en avant la nécessité de promouvoir uniquement des messages de paix et de tolérance. “Mais l’histoire n’est faite que de guerres, surtout en Egypte, qui a une si longue histoire ! USAID voulait plus de tolérance, moins de violence, moins de religion…” Sherif secoue la tête : “Vous imaginez, en Egypte : moins de religion ?” D’après lui, l’échec de ce programme s’explique aussi par un détail de fonctionnement : pour tout livre perdu ou volé, 100 pounds devaient être versés par l’instituteur responsable. Du coup, les bibliothèques de classe ont été mises sous clé…
Malgré tout, ce programme a largement encouragé la création de livres jeunesse de qualité. L’éditrice Balsam Saad, qui nous a présenté seséditions Al-Balsamet salibrairie jeunesse, nous raconte que, bien qu’elle n’ait rien fait spécifiquement pour ce programme USAID, elle a pu en bénéficier. “En 2006, j’avais proposé une maquette àNahdet Misr, un important éditeur égyptien, qui publie notammentHarry Potteren arabe. Or, USAID voulait soutenir les grandes maisons d’édition travaillant en coopération avec les petites, comme la mienne”. C’est ainsi que, via Nahdet Misr, quatre titres d’Al-Balsam ont été sélectionnés, et imprimés respectivement à 8.000, 11.000, 20.000 et 40.000 exemplaires ; les plus nombreux étaient destinés aux écoles primaires, les autres aux écoles secondaires. “C’était formidable pour nous ! Dans ce cadre-là, nous avons notamment pu lancer notre ‘Harry Potter’ à nous,un roman de Tarik A. Bary, qui raconte l’histoire d’un petit garçon qui peut parler aux objets… L’auteur pense déjà au deuxième tome, c’est dire !”Quant auxéditions Book House, deux de ses titres ont été retenus pour ce projet USAID, et ont chacun été imprimés à 32.000 exemplaires. “Bien sûr, cela m’a encouragée”, raconte Heba Salama. “J’ai profité de ce climat favorable pour monter d’autres collections pour enfants, notamment des biographies illustrées de gens célèbres : Marco Polo, Marie Curie… Sur les 3.000 exemplaires de chaque titre, 1.500 ont été achetés par laFondation Mohammed Bin Rashid Al Maktoum, basée à Dubaï. Mais depuis l’arrêt du projet USAID, les exemplaires qui restent en stock s’avèrent très difficiles à écouler…”
Ainsi, à l’instar peut-être de beaucoup de programmes d’aide internationale, celui-ci, en s’arrêtant, a révélé ses effets pervers. Sherif résume la situation : “Depuis USAID, tous les tarifs ont augmenté : illustrateurs, imprimeurs, designers… Et maintenant, les éditeurs égyptiens ne veulent plus entendre parler de livres pour enfants, car le marché est saturé. Vous n’imaginez pas la quantité de projets restés en souffrance dans les tiroirs !”Ainsi, les éditeurs égyptiens que j’ai rencontrés parlent sur différents tons : d’un côté, de nombreux projets se concrétisent, depuis les librairies indépendantes jusqu’aux formations professionnelles, tandis que de l’autre, des lames de fond balaient à contre-courant ces initiatives positives, depuis l’absence d’unité du secteur jusqu’aux programmes d’aide qui, voulant trop bien faire, s’avèrent criticables… Avec ces différents sons de cloche, comment savoir si l’édition égyptienne connaît les prémices d’un envol, ou si les pieds d’argile de ce Sphinx vont continuer de s’effriter ?
Source : http://www.frankfurter-buchmesse.eu/magali/2011/03/15/un-sphinx-aux-pieds-dargile-33/