Le neveu de rameau est un récit que fait le romancier du dialogue entre le « philosophe », c’est-à-dire sa propre voix, et celle du « neveu de Rameau », – Rameau était un compositeur français de renom – personnage cynique, dépravé, sans scrupules et vivant aux dépends d’autrui. On est donc tenté d’opposer frontalement ces deux figures à priori antagonistes en attribuant l’exclusivité de la parole de Diderot à la première. Bien sûr, ce n’est pas si simple : en fait, les deux figures se complètent pour donner un aperçu de la personnalité de l’écrivain, qui, grâce à l’écriture, offre à sa conscience un moyen efficace d’exprimer sa complexité. La figure du « neveu » n’est pas entièrement négative et incarne, avec ses défauts, une tentation à laquelle le romancier s’efforce d’échapper, opérant une catharsis grâce à la création littéraire. Ainsi, si le « philosophe » représente effectivement l’auteur sous son jour policé, réfléchi et sociable, c’est bien au « neveu » qu’il faut attribuer le grain de folie qui fit de l’encyclopédiste le créateur immortel que la postérité connaît grâce à Jacques le fataliste et La religieuse. De plus, le « neveu » exprime la part de révolte qui habite Diderot dans le domaine moral et esthétique. En effet, certains propos du « neveu » sur le théâtre et la musique sont étonnamment proches, sur le fond, de la réflexion esthétique de Diderot telle qu’elle a été exprimée dans les Entretiens sur le fils naturel. Un exemple, lorsque le « neveu » fait l’éloge de l’opéra-bouffe du compositeur italien Duni – qui fut d’ailleurs un ami de Diderot :
« Il faut considérer le chant comme une ligne, et le chant comme une autre ligne, qui serpenterait sur la première. Plus cette déclamation, type du chanteur, sera forte et vraie, plus le chant qui s’y conforme la coupera en un plus grand nombre de points ; plus le chant sera vrai ; et plus il sera beau. Et c’est ce qu’ont très bien senti nos jeunes musiciens. Quand on entend Je suis un pauvre diable, on croit reconnaître la plainte d’un avare ; sil ne chantait pas, c’est sur les mêmes tons qu’il parlerait à la terre, quand il lui confie son or et qu’il lui dit : O terre reçois mon trésor. »On le voit, les critères esthétiques mobilisés par le « neveu » pour évaluer l’opéra-bouffe sont similaires à ceux que Diderot a lui-même proposés pour la restitution des émotions au théâtre. En fait, l’ambiguïté de la personnalité de ce protagoniste permet au romancier d’exprimer sa propre ambiguïté. Le « philosophe » regarde son interlocuteur comme le reflet que lui renverrait un miroir lui faisant voir ce qu’il y a en lui de pire et de meilleur. La conduite de ce personnage peut sembler révoltante, mais c’est précisément afin que l’auteur parvienne à se prémunir contre la tentation qu’il pourrait avoir de se laisser aller au cynisme et à la paresse en allant trop loin dans ses sentiments de révolte. Le « philosophe » finira d’ailleurs par reconnaître, considérant les propos du « neveu » :
« Il y avait dans tout cela beaucoup de ces choses qu’on pense, d’après lesquelles on se conduit ; mais qu’on ne dit pas. Voilà en vérité, la différence la plus marquée entre mon homme et la plupart de nos entours. Il avouait les vices qu’il avait, que les autres ont ; mais il n’était pas hypocrite. Il n’était ni plus ni moins abominable qu’eux, il était seulement plus franc et plus conséquent, et quelquefois profond dans sa dépravation. »
Cela revient à admettre qu’il se reconnaît lui-même, au moins partiellement, dans son interlocuteur. Cela dit, l’absence de référence au « je », et donc à sa seule personne, rend cet avis universel et met le lecteur en garde contre la tentation de juger trop sévèrement le « neveu » sans avoir pris la peine de s’être examiné soi-même. Ce personnage dépravé pourrait dire, un siècle avant Baudelaire « Hypocrite lecteur, mon semblable, mon frère. » Allez, kenavo !