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Tunisie : la révolte tunisienne est-elle exportable ?

Publié le 18 janvier 2011 par Rivagessyrtes

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La chute imprévue et précipitée du régime du président Ben `Ali suscite de nombreuses analyses prospectives annonçant une onde de choc susceptible d’emporter dans son élan d’autres régimes autocratiques arabes. L’événement est difficile à analyser en soi par son caractère inattendu : un mouvement de révolte populaire spontané, déterminé, sans direction clairement identifiée, ni d’étiquette politique, pourtant vainqueur d’un régime policier jusqu’ici qualifié de modèle de stabilité.

L’épisode tunisien est encore plus cryptique faute de précédent dans le monde arabe depuis le renversement du régime soudanais de Nimeïri en 1985 suite à une révolte populaire, dans un contexte différent, et soldé par une issue inenvisageable pour la Tunisie : la confiscation du pouvoir par l’armée ; ses répercussions à l’extérieur des frontières : vague de fond, effet domino, effet boomerang ou effets d’entraînement limités, sont elles-mêmes difficiles à anticiper.

Sur le modèle de la libération des pays de l’Est ou celui, postérieur, des « révolutions de couleur », il est certes possible de déduire que d’autres populations arabes, directement inspirées des Tunisiens, se mobiliseront, se révolteront et menaceront l’existence des régimes égyptien, algérien, syrien, jordanien, marocain, libyen, soudanais…

Au titre des premières analogies qui peuvent illustrer, dans son aspect le plus dramatique, une contagion de la révolte populaire tunisienne : la multiplication des tentatives de suicide par immolation en Afrique du Nord

Deux hommes ont tenté de s'immoler par le feu, lundi 17 janvier, en Mauritanie et en Egypte, deux autres en Egypte le 18, portant à 12, dont sept en Algérie en une semaine, le nombre de personnes qui ont voulu ainsi se donner la mort dans le nord de l’Afrique, depuis le 12 janvier. (Le Monde, 17 janvier) (Ash Sharq al Awsat, 19 janvier). Ils reproduisent le geste fatal de Mohamed Bouazizi, icône de la révolution tunisienne, mort de ses blessures, le 4 janvier. L’écho retentissant donné à ces gestes désespérés n’aurait pas été aussi grand en l’absence de ce précédent, ni leur nombre autant élevé.

Ce type d’actes est inusuel dans la zone MENA, à l’exception des immolations de Kurdes à fin des années 90, et surtout il contredit les enseignements de l’islam, contrairement au bouddhisme, d’où son caractère très marqué d’acte de résistance. Transgresser sa religion, rompre avec les coutumes, se sacrifier pour porter un message politique, c’est clairement marquer pour leurs auteurs que par cet acte ils espèrent eux-aussi provoquer un sursaut et, pourquoi pas, les mêmes conséquences qu’en Tunisie.

La révolte tunisienne a servi de catalyseur à des mouvements de protestation dans la « rue arabe » et au réveil des mouvements d’opposition.

En Egypte et en Jordanie, des manifestations se sont produites pour exiger plus de liberté et de meilleures conditions de vie ; en Oman, pourtant peu habitué aux manifestations, et en Jordanie pour réclamer une baisse des prix ; en Libye, où le phénomène est quasi-inconnu, pour réclamer plus de libertés ; à Damas où s’est produit un inhabituel sit-in ; au Yémen, où les étudiants ont manifesté leur liesse ; en Algérie, évidemment, où des manifestations contre la cherté de la vie ont coûté la vie à de nombreux protestataires.

La révolte tunisienne redonne de l’assurance aux mouvements d’opposition. Hassan at Tourabi, le leader islamiste soudanais, a ainsi été arrêté le 18 janvier après avoir menacé le régime de Khartoum d’un épisode tunisien (Ash Sharq al Awsat, 18 janvier). En Egypte, le Mouvement pour le Changement de Mohammed al Barad`eï a singulièrement gagné en assurance et appelle à de nouvelles manifestations, le 25 janvier. En Jordanie, les Frères musulmans menacent et prédisent au régime le destin de Ben Ali si la hausse des prix continue. La « tunisation » du monde arabe serait ainsi désormais à l’œuvre.

La quasi-absence de réaction des dirigeants arabes, si ce n’est pour prendre acte de la transition constitutionnelle et ordonner localement des mesures précipitées d’apaisement, pourrait également attester la réalité du risque de propagation de la révolte tunisienne.

Rien d’étonnant à ce que les dirigeants arabes, à l’instar de leurs homologues occidentaux, aient tardé à se prononcer tant ils ont été surpris par la rapidité de la chute du régime tunisien. Il est néanmoins singulier que les voisins maghrébins de la Tunisie se soient longtemps confinés dans un mutisme traduisant leur stupéfaction et leur totale incompréhension des enjeux en cours.

Les organisations multilatérales, Ligue des Etats arabes et Organisation de la conférence islamique, se montrent prudentes, se contentent d’appeler à l’unité nationale et au retour au calme en Tunisie et prennent enfin conscience de l’existence d’un profond malaise auquel elles tentent d’apporter des remèdes financiers (un plan de développement de 4 milliards de dollars devrait être financé par les Etats du Golfe au profit des pays les plus pauvres). Seule voix discordante, celle du Guide libyen, Mouammar Qaddafi, provocateur regrettant la chute de Ben Ali.

D’ores et déjà, des mesures prophylactiques ont été ordonnées : en Syrie où le gouvernement augmente les subventions versées aux fonctionnaires et aux retraités sur le fuel domestique ; en Egypte, où le gouvernement prolonge la période de dépôt des candidatures à l’élection présidentielle de septembre 2011 au profit des formations politiques minoritaires ; en Jordanie, où le gouvernement annonce un plan de réduction des prix des biens de première nécessité ; les pays du Maghreb procèdent à des achats massifs de blé pour éviter une pénurie et limiter la hausse des cours ; l’émir du Koweït ordonne la distribution de nourriture gratuite et de 4 milliards de dollars à la population ; la Libye lève les droits de douane et les taxes sur l’importation de biens alimentaires…

L’existence de nombreux maux, et donc de ferments de révolte, communs à la Tunisie et à d’autres Etats arabes conforte l’hypothèse d’un scenario de propagation de la révolution tunisienne.

Au titre des caractéristiques générales les plus communes entre les pays de la zone arabe : la restriction des libertés individuelles et politiques, les difficultés économiques, en particulier le chômage des jeunes, la corruption, le vieillissement de la classe dirigeante, la tentation monarchique des républiques (Tunisie, Egypte, Syrie, Yémen, Libye) abandonnées au culte de la personnalité de leur dirigeant, le fossé croissant entre les élites politiques et économiques, souvent confondues et corrompues, et une population de plus en plus éduquée et l’absence de lien social que ne remplace pas la généralisation du clientélisme. Au regard de ces paramètres, la situation en Tunisie n’avait rien de vraiment singulier qui puisse justifier que seul son régime fût sous la menace d’une révolte populaire.

La conjonction de tous ces facteurs suffit à expliquer un malaise grandissant que les régimes arabes ne peuvent plus contenir en s’arcboutant sur leur vision fondamentalement antidémocratique de la société, alors qu’elle même évolue, de plus en plus ouverte grâce aux médias sur l’extérieur, et qu’elle entend exiger de ses dirigeants qu’ils deviennent désormais comptables de leurs actes. Le modèle politique du régime arabe, obsédé par sa survie au détriment de la libéralisation et du développement, est sans aucun doute condamné à changer, à évoluer ou à s’effondrer.

L’exemple tunisien illustre la fin du paradigme géopolitique de l’indéfectible stabilité des régimes arabes pourtant largement ancré dans les esprits et les analyses. Il ne faut désormais plus évacuer l’hypothèse d’un fort potentiel d’instabilité dans la région MENA, d’autant qu’au cas d’espèce tunisien, le régime est rapidement tombé alors même qu’il n’y avait pas de mouvement encadré d’opposition, ni de pression islamiste, ni d’intervention étrangère (Irak).

La conjonction de facteurs de risque identiques ne présuppose néanmoins pas que la révolte tunisienne doive se propager dans tout le monde arabe.

Après la Révolution islamique de 1979 en Iran, chacun se posait la question de savoir quel régime arabe suivrait ; la Révolution islamique ne s’est, de fait, pas propagée dans les années 80. Force est de constater qu’il aura fallu attendre 31 ans, à l’exception de la chute du régime soudanais en 1985, pour qu’un mouvement de révolte populaire balaie une dictature.

La diffusion des révolutions est un phénomène rare en l’absence d’une menace identique et commune comme ce fut le cas des pays de l’Est enhardis par la déliquescence de l’Union soviétique. Même si tous les pays arabes sont traversés par les mêmes maux, chacun a ses propres traditions politiques et chaque régime ses expédients pour se maintenir au pouvoir. Ben `Ali s’est montré incapable de gérer la crise ; rien n’indique que ses homologues seraient aussi maladroits.

La Tunisie possède des caractéristiques propres qui la distingue des autres pays de la zone : une population en moyenne plus éduquée, plus mature individuellement et collectivement, plus sensible à la laïcité et dont les conditions de vie sont relativement meilleures. La dégradation des conditions économiques ne suffit pas à expliquer la révolution tunisienne, si c’était le cas d’autres pays moins bien lotis seraient déjà la proie de révoltes populaires. Par ailleurs, les manifestations de revendications économiques ou sociales et les mouvements de grève ne sont pas un phénomène nouveau dans le monde arabe ; elles sont ainsi fréquentes en Algérie, et le sont devenues en Tunisie et en Egypte, sans que cela suppose l’imminence d’une révolution.

La Tunisie est un Etat périphérique au sein du monde arabe : éloignée des centres de pouvoir du monde arabe et largement tournée vers l’Europe. L’architecture et l’organisation des Etats différent. L’Algérie est une dictature, mais elle ne connaît pas les dérives du pouvoir personnel ; le pouvoir est partagé entre le politique et l’appareil sécuritaire et militaire, clef de voûte du système, donc plus difficile à renverser. La clique au pouvoir se partage les prébendes, là où seule la famille de Ben `Ali accaparait tout. L’Egypte se rapproche plus du modèle tunisien : un pouvoir personnel en voie de transformation vers une dictature familiale et une tentation grandissante d’enrichissement. La Libye également où la transmission du pouvoir pourrait s’opérer au sein de la famille comme ce fut déjà le cas en Syrie. Les monarchies (Maroc, Jordanie, Etats du Golfe) ont l’avantage de moins souffrir d’un déficit de légitimité des dirigeants, en entretenant l’illusion que le monarque règne au dessus des contingences politiques et, en tout état de cause, il lui est loisible de se défausser sur son gouvernement en cas de troubles. La puissance des appareils militaires et policiers, et leur implication dans la survie du régime, n’est pas non plus homogène.

Avant d’exporter le modèle de la révolution tunisienne, il lui faudra s’affirmer viable. Les premiers enseignements tirés de la transition montrent que les premiers pas sont difficiles : la situation sécuritaire n’est pas rétablie et le nouveau gouvernement déjà rejeté par la population et l’opposition. En cas d’échec, de situation anarchique, de désastre économique, il est peu probable qu’il fasse école.

La « Révolution du jasmin » porte en elle des enseignements utiles pour mieux cerner l’évolution future du monde arabe

`Abderrahman al-Rachid, rédacteur en chef saoudien du quotidien arabophone Ash sharq al Awsat, souligne, semble-t-il avec regret, qu’une barrière psychologique a été franchie : la population tunisienne a osé descendre dans la rue malgré la répression et, quelles que fussent les dernières concessions de Ben `Ali, elle y est demeurée. Ainsi, désormais, mêmes les Etats réputés stables et calmes pourraient être soumis à la révolte.

La loi d’airain qui supposait que les régimes arabes étaient stables grâce à la solidité de leur appareil répressif, au musellement de l’opposition sous couvert de lutte contre l’islamisme, au clientélisme et à la distribution de prébendes pour étouffer toute volonté de changement, n’a plus d’actualité.

Les révoltes sont désormais imprévisibles et leur fait générateur difficilement décelable dans l’ensemble des signaux faibles qui annoncent une rupture politique majeure. Personne n’avait imaginé que le geste désespéré de Mohammed Bouazizi puisse provoquer de telles conséquences, c’était pourtant le moment clef de la révolte ; il n’avait a priori rien de significatif politiquement si on le compare à une rébellion de l’armée ou à une révolution de palais.

Une des leçons de la révolte tunisienne c’est également qu’il n’est pas nécessaire que la contestation soit portée par un mouvement d’opposition structuré, organisé et suffisamment mobilisateur pour menacer la survie d’un régime. L’exemple tunisien démontre la fausseté du postulat : les régimes arabes sont stables en raison de l’absence d’une opposition puissante.

Les régimes arabes ne peuvent ignorer qu’ils se trouvent à un tournant de leur évolution. A cet égard, deux issues faciles se présentent à eux : l’ouverture de l’espace politique, au risque de trahir une manifestation de faiblesse dont pourrait profiter un mouvement contestataire, ou un renforcement de la répression, quitte à alimenter la frustration de la population. Les dirigeants arabes sont désormais contraints de faire preuve d’imagination et de s’extirper de clefs de lecture faciles consistant à ressasser l’exemple algérien au début des années 90 quand l’expérience démocratique s’était soldée par une guerre civile, rechignant sous ce prétexte à tout élan démocratique.

Le modèle étatique arabe est à bout de souffle, la révolte tunisienne en est un symptôme criant. Incapable d’inventivité, si ce n’est dans l’art de maintenir au pouvoir les régimes en place, il porte plus globalement la responsabilité de la déliquescence de tout l’espace arabophone abandonné aux guerres civiles, aux crises incessantes, aux conflits ethniques et confessionnels, aux contestations socio-économiques... Sans renouvellement des élites dirigeantes, non seulement les Etats continueront à souffrir d’une gouvernance médiocre, mais toute la zone MENA continuera à s’enliser, spectatrice impuissante devant le dynamisme de deux Etats qui ne sont justement pas arabes : l’Iran et la Turquie.

Jusqu’ici les régimes arabes ont pu user et abuser d’exutoires commodes alternant a leur gré des phases de répression, de libéralisation ou d’intégration de l’opposition sous le regard bienveillant du monde occidental plus apeuré d’un danger de submersion islamiste que sensible aux aspirations des populations. Il appartient ainsi à l’Occident d’accompagner l’élan de dynamisme impulsé par la société civile, né de la sclérose des régimes, et d’aider à le canaliser pour éviter qu’il ne produise de la violence alors qu’il pourrait annoncer une renaissance politique du monde arabe.

RFI, « L’insurrection tunisienne pourrait se propager dans le monde arabe », 17 janvier 2011.

Le Monde, Tunisie : "Effet domino ou effet boomerang ?", 17 janvier 2011.

Le Monde, « Fin des dictatures au Proche et Moyen-Orient ? », 17 janvier 2011

Le Monde, « La crainte d’une contagion dans le monde arabe », 17 janvier 2011

The NYT, “Tunisia Unrest Stirs Passions Across North African Region”, 18 janvier 2011

The NYT, “In Peril: The Arab Status Quo”, 16 janvier 2011

Council on Foreign Relations, “Tunisia after Ben Ali”, 14 janvier 2011

Council on Foreign Relations, “Who’s next after Tunisia”, 16 janvier 2011

The Economist, Waking from its sleep, 23 juillet 2009

Foreign Affairs, “Morning In Tunisia”, 16 janvier 2011

Foreign Policy, “Why the Tunisian revolution won’t spread”, 16 janvier 2011

Foreign Policy, “Arab regimes on edge”, 11 janvier 2011

Al Jazirat, “To the tyrants of the Arab world...”, 16 janvier 2011

Ash Sharq al Awsat, Tunisia’s infection: who's next?”, 18 janvier 2011


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