par Vogelsong
“Quand je m’exprime, je le fais au nom de l’IFRI que je représente, j’ai aussi mon propre background” – M. Mokhefi le 11 mars 2011 – IFRI à Paris
Responsable moyen-orient/Maghreb à l’Institut Français des Relations Internationales(IFRI), M. Mokhefi dresse un état de lieu des soulèvements arabes. Elle donne aussi un éclairage sur les relations entre les deux bords de Méditerranée.
Quel est le profil des insurgés aujourd’hui en Libye ? Un profil “taliban” ?
Le danger fondamentaliste, islamiste, pour nous maghrébins, teinte la perception, et très particulièrement chez les Algériens du fait de leur histoire récente. Si on regarde d’un peu plus près, il y a incontestablement des éléments inquiétants sur ce qui se passe actuellement en Libye. La configuration de guerre civile avec son pourrissement et la confusion est le terrain favorable à l’infiltration du mouvement révolutionnaire par des islamistes radicaux. L’hypothèse est fort possible. M. Kadhafi et les insurgés solliciteraient des éléments extérieurs. M. Kadhafi solliciterait quels éléments extérieurs ?
Il a déjà clairement fait appel à des mercenaires de pays riverains africains. Dans son excès, il n’envisage pas que sa lutte soit circonscrite à la Libye.
Du côté insurgé ?
D’abord, il faut savoir que ces appels à l’extérieur se font par désespoir, et par crainte. Les insurgés sont déstructurés et peu soutenus. Il y aurait des éléments venants d’autres pays arabes. Pensant qu’il y a quelque chose à faire et à récupérer.
Pourquoi ce type de menace en Libye ? Et pas lors des autres soulèvements ?
À la différence de la Tunisie, où le mouvement a été spontané, les islamistes ont été éradiqué du paysage national. Ils étaient soit en prison, soit en exil. Les radicaux furent pris de vitesse. Ils n’ont ni manipulé, ni intégré le mouvement révolutionnaire. Ils se sont contentés de suivre. En Égypte aussi la chute a été rapide. Compte tenu de la présence des frères musulmans, il y a eu une vigilance accrue. La société civile a très vite mis un holà, et a encadré le mouvement pour ne pas qu’il ne lui échappe.
Comment expliquer l’attitude occidentale qui tolère M. Kadhafi depuis des lustres ?
…Il y a des principes internationaux qui sont importants, pour la puissance occidentale intervenir dans un pays arabe est difficile. Et puis il y a des précédents. Aucun pays du Nord ne peut envisager d’envoyer son armée dans un pays arabe au vu de ce qu’il s’est passé en Irak et en Afghanistan…
…on l’a fait pour de mauvaises raisons, pourquoi ne pas le faire pour de bonnes cette fois-ci ?
On l’a fait, mais cela n’a rien donné. On essaie de tirer des leçons des échecs précédents. Beaucoup d’éléments empêchent les pays occidentaux d’intervenir. D’ailleurs, qui pourrait intervenir ? Les USA sont bien empêtrés là où ils sont (Irak et Afghanistan). B. Obama a prôné un discours d’ouverture, mais il est davantage dans une posture de démarcation par rapport à l’ancienne administration (G. W. Bush). Le message du président B. Obama est clair : si vous voulez la démocratie, arrachez-la vous-même, nous la sollicitons, mais nous ne vous aiderons pas par les armes. Pour le président américain, il est impossible de tenir ces propos et de pratiquer une politique agressive semblable à celle de Bush. Quant à l’Europe. Elle n’est pas unie, les pays membres n’ont pas la même position sur le conflit. Mais surtout elle n’en a pas les moyens. Et compte tenu de la règle de l’unanimité au conseil de sécurité, en l’occurrence le veto russe et chinois, aucune décision ne pourra être prise par l’ONU…
…et une initiative africano-africaine ?
On pourrait la souhaiter, mais elle est peu probable. Qu’est-ce que l’Afrique a fait pour la Côte d’Ivoire ? En Libye nous avons un problème purement national, dans un pays où il y a des structures, avec un chef d’État reconnu par la communauté internationale au pouvoir depuis plus de 40 ans. L’Afrique a déjà un grave problème sur les bras (ndla : La Côte d’Ivoire) qu’elle n’arrive pas à résoudre faute d’unité. Comment pourraient-ils s’entendre sur Kadhafi…
…. Dont on connaît les stéréotypes, comme celui du révolutionnaire qui a balayé la monarchie. Il prônait le panarabisme, mais déçu par le peu de portée de son discours, il a concentré ses efforts sur l’Afrique. Et il a fait beaucoup de choses pour l’Afrique. Bonnes ou mauvaises c’est à discuter… C’est l’acteur arabe le plus important sur le continent. Les Africains ne feront jamais l’unité contre lui.
Comment la situation peut se décanter (note : interview réalisée le 11 mars 2011) ?
Vous m’auriez posé cette question il y a dix jours, j’étais sûre que ce serait une question de quelques heures, compte tenu du lâchage international, de la débandade des ambassadeurs, la démission de membres du gouvernement et les dissensions dans sa propre famille. Les insurgés portés par les autres révolutions pensaient que cela serait plus facile, et imaginaient que l’armée pouvait basculer.
Mais je crains là, et d’un point de vue personnel, au vu de ses moyens militaires, mais pas seulement, que le pouvoir Libyen peut recouvrer les zones perdues, mais aussi une partie de l’“opinion”. Son discours démagogue est malheureusement encore entendu. Il y a de fortes chances qu’il puisse reprendre la main. M. Kadhafi est dépeint comme un fou par les commentateurs, je pense plutôt qu’il est impossible à décrypter pour les occidentaux.
Le rôle des femmes dans ces révolutions ?
Depuis le début des soulèvements, je n’ai cessé de le répéter, “voyez le rôle des femmes qui sont en première ligne dans toutes les manifestations” (en Tunisie et Égypte, le cas Libyen est différent). Le travail souterrain au niveau de la société civile a été très important pour maintenir un lien social, au travers d’associations de droit des femmes, de quartiers, d’université. Cela a dépassé tout ce que l’on pouvait imaginer venant de femmes, voilées de surcroit…
…Il y avait peu de femmes en Égypte dans les manifestations ?
Elles étaient là, je vous l’assure ! Et le fait qu’elles soient là pour nettoyer la place Tahrir avec les hommes est certes symbolique, mais c’est pour moi très important. Leur rôle n’est pas à minimiser. Nous n’avons eu jusque-là que des révolutions faites par des hommes, et de surcroit militaires. Celles que nous venons de vivre sont le fruit de la société civile, avec des femmes. Bien sûr il ne faut pas dresser un tableau angélique, quant à l’apparition de la femme arabe sur la scène politique. D’immenses efforts sont à réaliser en termes de responsabilités et de parité. Mais un déblocage mental s’est produit. Je pense qu’après ce qui s’est passé en Tunisie et en Algérie, les rapports entre les femmes et leurs maris, pères, frères vont être profondément modifiés.
N’a-t-on pas occulté la question sociale dans ces révolutions, au profit de la dimension symbolique de la démocratie ? La comparaison avec la chute du mur en 89 est-elle pertinente ?
Je comprends que l’on fasse des comparaisons avec la chute du mur de Berlin. Après la chute du mur de Berlin, nous avions des générations qui n’avaient entendu parlé pendant des décennies que de la question sociale… Il faut se méfier du collage de grilles d’analyse sur des évènements surtout quand il s’agit de pays que nous ne connaissons pas très bien. Donc la première approche en ce domaine doit être l’humilité…
…Concernant le parallèle avec 1989, il n’y a pas “d’URSS”, de communisme dans les pays arabes ? A moins que cela ne soit l’islamisme ?
Le Tyran était national…
…mais je reviens sur la dimension sociale, elle est centrale. Et s’exprime dans les conditions de travail, par le salaire, et une égalité économique.
Par contre nous avons du mal à entendre des revendications de dignité. On pense souvent que de manière culturelle en ce qui concerne les Arabes, leur dignité, on ne comprend pas bien ce que cela veut dire. Aujourd’hui c’est un message central porté à tous les niveaux de la société, et par toutes les générations. Un message de dignité.
Y-a-t-il une question de partage de richesses ?
Absolument. Redistribution des richesses bien que la lecture occidentale ait tendance à l’occulter. Les trois éléments, la question sociale, la liberté d’expression, et la dignité (en particulier des femmes) sont concomitantes et s’emboitent.
Quelle image renvoient l’Europe, la France ?
Ce qui est frappant, en Tunisie et en Égypte, c’est le désintérêt de la population par rapport à ce que nous aurions à dire, avoir à dire, à commenter, à analyser, en d’autres termes : ils s’en fichaient. Le débat que nous avons eu nous Français, ne concerne que nous.
Ils avaient besoin d’être entendus ? Si le monde entier parle d’eux, cela leur donne de la force ?
Ils avaient besoin de relais, effectivement. Mais ils s’en fichent de ce que pensaient les structures étatiques et les gouvernements. Ils ne se moquaient pas des individus, ou des associations, je parle de forces gouvernementales, d’institutions journalistiques, ou par exemple le rôle des intellectuels. Dont ici on se stupéfiait du silence. Pourtant on imagine que les intellectuels n’allaient pas aller dire en place publique qu’ils se trompaient depuis plus de 30 ans… Ce qu’ils avaient à dire, ou ne pas à dire, cela a fait rire les Arabes…
Mais je le dis et je le répète, qu’ils n’en avaient rien à faire. Je veux dire, rien à faire de ce que l’on pouvait leur dire ou décider pour eux avec notre manière un petit peu paternaliste. Mais j’ai bien dit auparavant combien nous sommes un “monde” avec des critères et des valeurs auxquels ils aspirent, avec certes des bémols, mais un modèle de liberté d’expression, de vie démocratique. Par rapport à la tyrannie, l’autocratie, nous représenterons un schéma, un espoir.
Les réfugiés qui arrivent à Lampedusa sont-ils des Benalistes ? Si non, pourquoi ne restent-ils pas en Tunisie, qui chemine vers la démocratie ?
D’abord, nous sommes dans les balbutiements de la démocratie. Il s’est produit trois changements de gouvernement en quelques semaines à Tunis. La démocratie va mettre beaucoup de temps à s’installer réellement. Ce sont des gens pour qui cette révolution, même si elle est bienvenue, ne s’accompagne pas de pain. Bien au contraire. Elle détériore la situation économique et précipite un grand nombre de Tunisiens dans le chômage et des conditions de vie encore plus précaires. Ce sont ces gens-là qui partent. Profitant de la désorganisation.
Quant à la montée de l’extrême droite en France, elle date. Le gouvernement a surfé royalement sur les premiers mots de Madame Le Pen…
En collaboration avec SebMusset. Grâce à nobr_.
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Vogelsong – 14 mars 2011 – Paris