Actes Sud
Autant accepter d’emblée l’échec d’une herméneutique traditionnelle pour un tel livre : il faut savoir modestie garder. Si la chose était même possible, cela nécessiterait un appareil critique et esthétique absolument incompatible avec le format ordinaire d’un journal ou d’un magazine – fût-il aussi libre que celui du Magazine des Livres. En écho à cette œuvre, donc, cette philologie impossible, maladroite, une philologie de fuite, de parcelle et d’esquive. Disant cela, je me protège très certainement des foudres diafoiresques, mais ce que je veux dire, surtout, à celui qui lira cet article, au lecteur qui aurait la chance de n’avoir pas encore pénétré dans CosmoZ, c’est qu’il peut se préparer à une aventure peu commune, probablement sans grand équivalent en France.Aventure qui est d’ailleurs tout autant littéraire que poétique et métaphysique, ce qui achève de la rendre infiniment touchante et personnelle. Car je peux bien le dire : j’appréhendais l’excès de forme, l’implacable structure, l’excès de jeu et le génie froid ; je redoutais que la matière fût travaillée par une trop grande appétence conceptuelle, qu’elle fît entendre trop fort la petite musique, parfois exagérément cérébrale, des avant-gardes – ce moment où la sympathie réfléchie pour le moderne bascule dans l’affectation moderniste. Je commettais une erreur, et j’ai plaisir à la reconnaître. Aussi ai-je été en tous points ébloui, et touché, par CosmoZ, jusqu’à l’état, exsangue, où le livre m’a laissé, ce moment de vide terminal qui vient après les mille éruptions métaphoriques, les accumulations sonores et les rudes saillies, les éboulements successifs de sens que provoquent cette longue errance à travers l’histoire et le saisissement devant une langue qui ne résiste à aucune torsion.
Il faut, pour cela, se laisser aller un peu. Vouloir être débordé, bousculé, joué par l’écrivain, quitte à ne pas toujours bien comprendre ce qu’il fait de nous, à ne pas distinguer autant qu’on le voudrait sa panoplie et ses outils – comme, au fond, les humains sont le jouet de l’ombre qui appelle. L’intellection seule ne suffit pas à comprendre CosmoZ, du moins à en apprécier l’infini des recoins, sa poésie nourricière, le lointain noyau de folie intime où le livre s’en va presser, brasser les sensations. Alors seulement j’ai pu suivre Dorothy et les siens sur ces voies de brique jaune qui mènent aux extrémités du monde et de l’existence – ce monde qui n’est pas en crise, mais qui est la crise, la tornade même. Claro avait donc le génie nécessaire pour (ré)animer les personnages du Magicien d’Oz, leur donner une incarnation qui fût à la fois incroyablement fidèle et renouvelée ; recommencée, à l’instar de ce monde dont on ne saura donc jamais, précisément, comment il commence, mais dont on peut bien deviner ce qui le terminera. Même s’il est dit que « la légende ne sait pas comment finit le monde, tout comme elle ignore la façon dont il a commencé. La légende ne sait que relever la jupe et confier au caniveau l’image de ses plis intimes. » L’impression que me donne CosmoZ, s’il me fallait la résumer (chose impossible), ce serait d’enfoncer la tête dans une existence qui n’en est pas tout à fait une (puisqu’on ne saurait ainsi qualifier ce qui se révèle aussi incertain dans ses fondements qu’inepte dans sa trajectoire). Mais c’est notre existence. Notre existence d’hommes dans un monde où « la colère de Dieu n’est qu’une allumette. » On a parlé d’anti-utopie, d’anti-féerie, et il y a de cela bien sûr, même si le préfixe est un tantinet militant. Cosmoz m’apparaît plutôt comme une déambulation, joueuse mais atterrée, dans les décombres du réel. Moyennant quoi, ça grince, ça racle, ça frotte aux entournures, et le rire, carnassier, vibre au son d’une langue gourmande et cannibale ; enfin la dérision s’ajoute et se conjugue au malaise – car après tout, ce monde est un monde de mort. Mais il faut bien rêver – peut-on, d’ailleurs, seulement s’en empêcher – : « oui, il y avait un monde, un autre monde (…) dans lequel les gestes ne laissaient pas de trace appuyée, au sein duquel les pensées n’engendraient pas nécessairement des actes. »
Il est difficile de ne pas accoler le nom de Claro à ceux de Pynchon, Gass, Vollmann et quelques autres, à la gloire desquels le moins que l’on puisse est que ses travaux de traduction ont ardemment contribué. Moyennant quoi, il est naturel que ces lourdes références contaminent jusqu’à l’accueil fait à ses propres romans. Sans doute s’agit-il de suggérer qu’on ne traduit pas impunément la grande aventure américaine, ce qui va sans dire. Pourtant, l’image qui s’est spontanément imposée à moi fut d’abord celle d’une éprouvette où s'amoncelaient, s’accouplaient, tragiques et gais, le Jonathan Safran Foer de Tout est illuminé, le Swift des Voyages, le Rushdie des Versets, le Guimarães Rosa de Diadorim, pour ne rien dire d’un certain penchant shakespearien pour l’apocalypse, une certaine tentation cosmique. Autant de références dont certaines surprendront peut-être jusqu’à Claro lui-même, mais peu importe. Car Claro est un créateur d’univers. C’est autant plus remarquable qu’il part d’un univers existant, engendré du très libre cerveau de Frank Baum, en 1900, à l’embouchure du siècle donc – et dans ce seul fait on ne peut s’empêcher de voir, peut-être de chercher, un sens. Claro se montre aussi attentif aux grandes masses temporelles et spatiales où l’on résume d’ordinaire l’Histoire qu’il est précis dans ce qu’il dit de sa matière même, du périple chaque fois recommencé de l’humain. Il manie avec autant de lyrisme et de précision le gros réel pansu des faiseurs de monde que la misère charnue des tranchées de la Grande Guerre (« après ça elle ne vit plus que des hommes mâchés, régurgités, fracturés, calcinés, des visages aux reliefs aberrants, n’entendit plus que des voix fendues par le milieu, à peine retenues aux cordes vocales par des fibres de cri »), excellant à faire parler la petite voix des désanimés et à exhausser leurs murmures. Ceux d’Oscar Crow, par exemple, qui n’a seulement plus la mémoire de lui-même. Ainsi, tenant son journal (bouleversant), dans sa cellule d’hôpital psychiatrique, il a cette phrase, si belle, et qui, si elle n’est pas la plus symptomatique du style de Claro, n’en est pas moins, pour moi, comme un concentré du secret esprit qui anime cette invraisemblable et remarquable fresque : « Je vais aller m’asseoir sur ce banc et je verrai bien qui l’emportera, du vent ou de moi. »
Article paru dans Le Magazine des Livres, n° 27, novembre/décembre 2010