Éric Pessan à Nicosie (Chypre)
Éric Bonnargent : Dès qu’il s’assoit dans le TGV, votre narrateur (qui vous ressemble d’ailleurs à bien des égards) a une première angoisse : il craint que sa voisine soit une bavarde invétérée. À chaque fois que j’embarque dans un TGV, j’ai la même crainte et j’imagine que c’est aussi la vôtre, non ? Comment expliquez-vous que le huis clos d’un train pousse les gens à parler sans cesse avec des inconnus qui ont la malchance d’être assis à leurs côtés ?Éric Pessan : Au contraire, je trouve qu’il n’y a plus de mots échangés dans les trains. Je me souviens de longs trajets, enfant, où il fallait coûte que coûte parler aux autres voyageurs. L’autre jour, j’étais assis au côté d’un homme d’affaire qui a détruit son téléphone portable parce qu’il captait mal, il était furieux, il grommelait, il a tapé son portable contre la tablette du fauteuil exactement comme s’il avait été seul. Je ne sais pas s’il a remarqué ma présence. C’est plutôt cet isolement qui me frappe dans les transports en commun : on a beau être coude à coude, chaque personne crée son champ de force invisible. Il faut de l’imprévisible pour que la parole naisse : un accident, un malaise. Là, brusquement, la bulle perce. La tension créée par l’extraordinaire force les passagers à se rendre compte qu’ils sont dans un train, et non dans leur espace privé (et je profite d’une parenthèse pour répondre à une remarque exprimée entre parenthèses : le narrateur me ressemble sans doute, il n’en est pas moins un personnage de fiction : il est assemblé de questions que je me pose, mais rien de ce qu’il vit ne m’est directement arrivé. On partage quelques expériences, comme celle des ateliers d’écriture, mais la ressemblance s’arrête là).
La première chose que votre personnage remarque est que sa voisine n’a ni livre ni magazine. Sa seule occupation est son téléphone. Y voyez-vous un symptôme de la modernité ?
La modernité, c’est regarder un dvd entre deux gares. Mais je ne crois pas pour autant que cela signifie la défaite du livre. Les gens qui aujourd’hui bidouillent leur portable durant un trajet n’auraient sans doute pas lu dans les années 60. Les livres, ils sont essentiels pour moi. Ça en devient presque un fétichisme : si je vois quelqu’un avec un livre dans un café ou un train, il faut que j’arrive à lire le titre. Je ne peux m’empêcher de constater l’absence des livres : lorsque je rentre chez quelqu’un, je cherche la bibliothèque. Lorsque je voyage, je m’étonne toujours qu’une personne puisse passer deux heures sans rien faire, le regard dans le vide. J’espère que ces gens ont une vie intérieure très riche…
Une fois que le train a stoppé, votre narrateur qui souhaitait le silence se met à parler sans cesse et à raconter une partie de sa vie. D’où lui vient ce besoin irrépressible ?
Ce narrateur passe son temps à se contredire. Il fait l’inverse de ce qu’il pense. Il ne veut pas parler, mais il parle. Je crois que nous sommes tous contradictoires. Le personnage de mon roman se sent défait, il abaisse ses barrières. Je l’imagine comme un verre trop plein, j’aime beaucoup l’image de la goutte de trop. Parfois, on vit un drame et c’est un incident anodin survenu après qui nous accable. Il a besoin de parler parce qu’il n’a pas assez parlé jusqu’alors. Il a écouté, il a lu, tout le temps il a absorbé. Il faut qu’il exprime enfin (au sens où l’éponge – en s’exprimant – rend son eau).
Votre narrateur anime des ateliers d’écriture et dit ne plus croire au pouvoir des mots. Quel serait ce pouvoir et pourquoi n’y croit-il plus ?
Le pouvoir serait celui d’une consolation. Mon narrateur est confronté à une situation bien particulière : il reçoit des confidences, très intimes. Il propose d’écrire des textes basés sur des contraintes littéraires et – parfois – certains participants profitent de l’atelier pour révéler un drame secret. Mon narrateur sait qu’à cet instant, la littérature est impuissante. Celui qui écrit un drame n’est plus dans le jeu littéraire ou l’activité intellectuelle, il bascule dans un besoin de se confier, c’est presque une confession. Les ateliers d’écriture sont bien souvent une activité de loisirs, on propose à des gens d’expérimenter le plaisir d’écrire. Dans ma propre pratique d’atelier, je fais partager beaucoup de texte : je viens avec un livre, on analyse un extrait, on voit « comment ça marche », j’en tire une proposition d’écriture, les participants écrivent et partagent – par la lecture – leurs textes, ce qui me permet de faire un retour critique sur les productions. Il s’agit bien de plaisir (mais aussi de valorisation, de prise de confiance en soi, cela varie en fonction des publics). Mais, parfois, un texte contient une chose vitale et dangereuse. Quelque chose a été écrit qui souvent étonne l’écrivant lui-même. Mon narrateur n’est pas analyste, il ne sait que faire de cette brusque confidence. S’en tenir à la contrainte littéraire serait insultant. C’est cet instant-là dont je voulais parler dans ce livre, l’instant où une profonde cicatrice apparaît, cette révélation qui touche, je crois bien, de nombreux animateurs d’ateliers, mais également des médecins ou des gens dont la fonction est d’être « à l’écoute ». La question que je me pose est celle de l’après. Une personne ouvre sa mémoire, et – une fois l’atelier achevé – elle rentre seule chez elle. Que se passe-t-il ensuite ? Les mots écrits ont-ils un pouvoir suffisant pour aider à vivre avec ce poids ? Ce sont des questions que je me pose.
C’est à cause d’un suicide que le TGV est bloqué en pleine campagne, mais d’autres suicides vont être évoqués. Quel est votre point de vue à ce sujet ? Drieu la Rochelle écrivait dans Récit secret que la pensée du suicide était devenue une manie, est-ce votre cas ?
Il y a quelque chose d’inconnaissable pour moi dans le suicide. Je crois que chaque individu est fasciné par sa propre destruction volontaire. On possède cette liberté absolue qui est de pouvoir mettre fin à nos jours. Aucun animal – il me semble – ne peut dominer son instinct de survie. J’ai l’impression que le suicide –bien plus qu’une manie – est une pensée familière qui reste à l’état d’idée (Lautréamont écrit : J’ai reçu la vie comme une blessure et j’ai défendu au suicide de guérir la cicatrice. Je ne veux pas faire le pédant avec des citations, mais celle-ci est parfaite : on a beau souffrir, on sait que l’on peut en finir, mais on ne va pas pour autant passer à l’acte). Je ne sais comment la pensée du suicide devient un acte. Il y a là quelque chose d’à la fois fascinant et hors de portée de mon imagination. Là encore, j’écris avec les questions que je me pose.
Lorsqu’un suicide bloque un train ou un métro, on dit qu’il s’agit d’un incident de personne et non d’un suicide. Que pensez-vous de cette obsession pour les euphémismes ?
C’est hypocrite. Je n’ai pas grand-chose à dire de neuf là-dessus, mais tout est fait pour que l’on évite d’être directement confronté à la mort : on masque les mots, on cache les corps, on travaille bien gentiment son deuil. La société entière dissimule la mort réelle (parce que la mort virtuelle, elle suinte du moindre écran). Dans « Tous les enfants sauf un », Philippe Forest parle du corps du défunt comme d’un « insupportable déchet dont le devenir rebutant menace la tranquillité des vivants ». L’euphémisme sert à garantir la tranquillité des vivants. Le tort serait de croire qu’un euphémisme empêche de comprendre de quoi il est vraiment question. Pour en revenir aux ateliers d’écriture, des gens sont seuls avec leurs drames, le même mécanisme est à l’œuvre : ils se taisent parce que la société n’accepte pas la tristesse et la douleur.
Photographie : Éric Pessan - Nicosie
Entretien paru dans Le Magazine des Livres, n° 27 (nov/déc 2010)