Andreas Gursky
Alors qu’elles sont omniprésentes dans les médias et dans les discours politiques, les banlieues sont absentes de la production littéraire française. Bien entendu, les publications de témoignages et autres récits de vie sont nombreuses, mais aucun écrivain digne de ce nom n’a encore osé consacrer un roman aux Cités. Il faut dire qu’avec un tel sujet, le risque de la caricature est grand. Entre les clichés sécuritaires et l’angélisme bien-pensant, il est difficile de ne pas tomber de Charybde en Scylla.« Déjà, « les Cités », de quoi on parle ? L’urbanisme ? Le milieu social ? Culturel ? Les classes dangereuses. Est-ce que les Cités ça sert à foutre la trouille ? Un peu comme l’URSS pendant la guerre froide ? »
Les Cités constituent une réalité si complexe qu’il est impossible de les saisir avec les portraits caricaturaux du méchant dealer ou de celui-qui-s’en-est-sorti-à-force-de-courage. La fiction est mise en échec et seules les études d’ethnologie semblent pouvoir traiter ce sujet avec sérieux. C’est sans doute parce que le narrateur de Dans les Cités est un ethnologue que Charles Robinson est parvenu à nous offrir un roman d’une telle qualité. Dans les Cités est, je crois, le premier grand livre abordant ce sujet.
Le narrateur a grandi aux « Pigeonniers », une Cité HLM de la proche banlieue parisienne. L’ayant quittée après son baccalauréat, il n’y serait sans doute jamais retourné s’il n’avait été embauché par l’Agence Architexture afin d’y mener une enquête devant justifier la restructuration de ce quartier dit “sensible”. Pour réaliser ce travail, le narrateur se rend chez sa sœur, une lesbienne dépressive surnommée l’Opossum, qui habite encore l’un des 322 appartements de la Cité. Ce retour va lui permettre de redécouvrir sa sœur d’une manière bien… singulière et de se souvenir de l'histoire d’amour tragique qu’il a vécu là avec une jeune vietnamienne, Bach Mai, une surdouée en mathématiques, déchirée par les valeurs traditionnelles et les valeurs modernes.Après tant d’années d’absence, le narrateur, devenu étranger aux lieux, a recours à GTA, un fixeur, pour rencontrer les habitants les moins accessibles. L’activité d’un fixeur consiste à fournir des témoins sur mesure aux équipes de télévision et même, si besoin est, à organiser « un casting emblématique pour une crack party en sous-sol, un rodéo multi-sites en nocturne, un témoignage flouté sur le thème “Mon premier séjour en maison d’arrêt”. » Grâce à ce titulaire d’une maîtrise de sociologie devenu gardien de gymnase, le narrateur nous entraîne à sa suite dans les Cités pour y constater les ravages de l’illettrisme et de la misère sociale… Charles Robinson brosse différents portraits sans pathos, sans considérations morales, sociales ou politiques. Le lecteur rencontre des familles effrayées ou en décomposition, des mères célibataires, des femmes battues, des racistes convaincus, des délinquants, des jeunes filles pour lesquelles l’école n’est rien d’autre qu’un endroit où se procurer du shit, des pères de famille fantasmant sur leurs petites voisines, etc., mais tous, ou presque, sont lucides à leur manière et acceptent la réalité des Cités qu’ils ne voudraient quitter pour rien au monde parce qu’ils s’y sentent chez eux et que le monde qui s’étend derrière les barres d’immeubles leur semble plus effrayant encore. Tous acceptent cet environnement miteux, sauf un groupe de bio-goths qui organise de véritables opérations commando pour planter des fleurs et des arbres et espère ainsi contribuer à la victoire du végétal sur l’humain.Parmi les figures les plus significatives de ce roman, il y a Goune. Laide, grosse et mélancolique, elle fait vivre sa famille en jouant toutes les nuits au poker en ligne sur son vieil ordinateur :
« La plupart des vies ressemble à la sienne : lentes, inutiles, ennuyeuses, tracées en courbe déclinante vers la mort, avec tant d’obstacles pour l’atteindre que l’arbitre a éteint son chronomètre, laisse chacun courir au régime qu’il veut, se désintéressant totalement du temps effectué. »
Elle est si douée, elle accumule tant de gains que M, l’un des caïds de la Cité, finit par l’apprendre et monte une véritable organisation autour de la jeune fille qui peut maintenant jouer sur un ordinateur performant dans une cave aménagée pour elle. En échange de cette attention, elle engrange 30 % de ses gains et, entre deux parties, se fait prendre en levrette par M sur un vieux matelas défoncé. Le bonheur est possible dans l’humidité des sous-sols…
Dans le confort de leurs banlieues résidentielles, les architectes ont l’ambition de reconstruire la Cité autour des rêves et des aspirations de ses habitants. Mais, dans les Cités, il n’y a que le réel, un réel sordide, aussi solide qu’un mur en béton. Les jeunes sont les principales victimes de cet état de fait : ils savent qu’ils ne trouveront pas de taf. Ils sont condamnés à être entretenus par leurs parents ou à monter des petites affaires, principalement dans le trafic de drogue. Bien sûr, il y a des personnes qui tentent de les aider, qui se démènent pour cela, comme la Grenouille, employée d’un Pôle emploi qui a le cynisme et la bonté de ceux qui se mettent sincèrement au service des autres. Les politiques et les journalistes ont raison : il y a du travail. Il suffit de ne pas être trop difficile, de ne pas exiger un poste à la hauteur de ses qualifications (quand on en a), de ne pas avoir peur de passer deux heures dans les transports en commun pour se rendre sur son lieu de travail et d’accepter les emplois précaires. Mais le problème, pour ceux qui habitent là, n’est pas de gagner de l’argent, « la difficulté […] est qu’il faut gagner de l’argent constamment. » Dans les Cités, il n’y a aucune perspective. Les barres d’immeubles bouchent l’horizon, du paysage et de l’avenir. Sans qu’il y ait de désespoir – car seuls les riches peuvent se permettre d’être désespérés –, il n’y a tout simplement pas d’espoir :
« Tous acceptent le concept d’inégalité sociale et personne n’imagine que chacun soit placé au même rang sur la ligne de départ. Le reproche, constant, est de ne pas du tout pouvoir participer à la course. »
Les Cités sont symptomatiques de la modernité. Contrairement à ceux qui ont les moyens d’oublier leur déréliction dans les divertissements, les habitants des Cités sont confrontés à la leur. L’argent est la dernière valeur et l’essentiel est d’en gagner. M, en montant ses combines plus ou moins abracadabrantes, s’imagine en entrepreneur et rêve de rencontrer des membres du Medef. Les affaires sont les affaires et chacun agit dans sa sphère :
« Au fond, tout le monde est un requin. Ce sont les poissons qui diffèrent. »
Je consomme donc je suis, telle est la première certitude indubitable. D’ailleurs, il n’y a guère que dans ces temples de la consommation de masse, les supermarchés, que le principe républicain de l’égalité est respecté. L’argent supprime les discriminations :
« Ici, on ne tient pas compte de ton état de santé, de ton sexe, de ton âge, de ta couleur de peau. Ici, tu n’es pas discriminé sur tes valeurs, sur ton mode de pensée ou sur ta religion. Si tu crois que la terre a été créée par The Mighty Himself voilà 6000 ans, et que dès la deuxième semaine Il a remplacé les dinosaures par des lézards pour faire des économies d’énergie, personne ne viendra t’embêter. Si tu es témoin de Jéhovah et qu’accidenté de la route tu refuses une transfusion sanguine, on en te retirera pas pour autant ta carte client Azur à paiement différé. Si tu es néo-nazi, la caissière ne dira pas : Monsieur-Crâne-d’œuf, je vous prie d’aller redéposer tout de suite où vous les avez pris cette chaîne de vélo, cette batte de base-ball et ce pack 24 bouteilles. Ici, tu es dans le temple de la République. Liberté de choix dans les rayons, Égalité de tous devant l’addition, Fraternité du crédit à la consommation. »
Un autre aspect intéressant de ce roman réside dans l’approche historico-sociologique des Cités. Disséminées dans le roman, de nombreuses remarques permettent de faire le triste constat de leur évolution. À l’origine, les Cités étaient une sorte d’« Éden électroménager » qui permirent aux populations défavorisées de quitter des logements vétustes sans aucun confort. Après la guerre, rares étaient les logements ouvriers à posséder une cuisine séparée de la salle de bain ou un cabinet de toilette. De plus, les Cités ont été pensées rationnellement. Pour le bien des habitants, les Cités ont été organisées comme des ensembles autonomes avec leurs supermarchés et les autres services, les immeubles ont été tournés vers les parcs intérieurs afin que les mères puissent surveiller leurs enfants de leur cuisine. Mais toutes les intentions n’étaient pas bonnes :
« Ils ont choisi les villes nouvelles ainsi. Pour que l’employé travaille bien, il lui faut un espace de sommeil régénérateur, éloigné du bruit de la ville et de la vie, avec une bordure de troènes, en hauteur pour qu’il respire, et que le lendemain, frais et ragaillardi, l’employé reprenne son transport en commun et replonge dans les pollutions en ayant rechargé ses batteries. Il y place sa famille, à l’écart, dans un cadre protégé, préservé, loin du mouvement du monde, safe & secure : grandir au calme. […] Il faut sortir les défavorisés des bas-quartiers de la ville classique : des lieux d’errance, de vices, de perdition. La modernité, ce serait trop difficile pour les classes populaires et les classes moyennes. Il faudra les guider. Sous tutelle. Fournir une ville prête à l’emploi. Ils n’auront plus qu’à mettre les pieds dans les chaussons. Tout le monde au vert. We have a plan, on peut les intégrer dans le schéma directeur, monsieur le ministre. Il y a toujours eu cette inquiétude à l’égard des clases populaires et dangereuses. Et seulement deux voies possibles : émancipation ou contrôle. Alors les autorités ont materné les barbares dans les Cités Tupperware. »
On peut prolonger le point de vue de Charles Robinson en affirmant que la construction des Cités aux périphéries de Paris parachève les travaux du préfet Haussmann dont le but était aussi d’élargir les avenues pour empêcher la multiplication des barricades et faciliter le déplacement des troupes dans la capitale en cas d’insurrection. Malgré tout, il faisait bon vivre dans ces barres horizontales ou verticales :
« À la télévision, il était parfois question de racisme, et on savait qu’en dehors des Cités, il restait des poches d’arriération, des tribus consanguines. Ça s’appelait la campagne et c’était très dangereux. Seulement, nous, nous avions les Cités tout autour pour nous protéger. Une forteresse, malgré les couleurs ridicules. »
Mais les Cités sont l’échec de la raison. Les choses se sont peu à peu détériorées, le chômage a engendré la misère et la misère la délinquance. Comme le dit l’un des habitants, la Cité, « C'est comme Disneyland après la Bombe ». Les parcs sont devenus la propriété des bandes, les souterrains sont devenus des coupe-gorge et les murs servent à exprimer la colère et les désarrois des jeunes, comme en témoigne ce graffiti :
« CE CHIEN EST MÉCHANT, IL S’APPELLE L’ÉTAT. »
Les Cités n’ont que faire d’un État qui les a abandonnées, politiquement, économiquement et surtout culturellement :
« Acheter un livre dans les Cités est une authentique gageure. Aucun endroit n’est prévu pour. L’hypermarché a certes un rayon, mais, même en n’y connaissant rien, un simple coup d’œil sur les présentoirs apprend que les marchants du temple ont trouvé où placer les idoles médiocres. »
Rejetées à l’intérieur de leurs frontières de béton, les Cités fonctionnent de manière autonome et elles peuvent devenir très dangereuses pour les étrangers qui s’y aventurent, même pour un ancien habitant venu enquêter…
Charles Robinson, Dans les Cités. Éditions du Seuil. Fiction & Cie. 21,50 €