Éditions Le Vampire Actif
Héraut de l’excès, praticien assumé de la contradiction, toujours mobile et volatile sur son fil de démence, Pétrus Borel est sans doute le représentant le plus phénoménal de cette manière de romantisme brutal que l’histoire a désigné du nom de frénétisme. Dans le texte de clôture qu’il donne au recueil, Olivier Rossignot parle d’une mélancolie insurrectionnelle, et voilà peut-être qui résume le mieux cet écrivain détrompeur, fantastiquement rétif, non seulement à l’ordre (ce serait bien la moindre des choses), mais au monde et à l’humanité mêmes. « Mais toi, tu ne veux plus du néant, tu veux vivre ; vis, je mourrai seul ! ». Eh oui, car « le monde, c’est un théâtre : des affiches à grosses lettres, à titres emphatiques, hameçonnent la foule qui se lève aussitôt, se lave, peigne ses favoris, met son jabot et son habit dominical, fait ses frisures, endosse sa robe d’indienne, et, parapluie à la main, là voilà qui part ; leste, joyeuse, désireuse, elle arrive, elle paie, car la foule paie toujours, chacun se loge à sa guise, ou plutôt suivant le cens qu’il a payé, dans le vaste amphithéâtre, l’aristocratie se verrouille dans ses cabanons grillés, la canaille reste à la merci. » Lire Borel, c’est plonger au cœur des entrailles du dix-neuvième siècle : le siècle, c’est celui du grand trouble lyrique, de l’incandescence poétique, de l’histoire frénétique ; les entrailles, ce sont les miasmes, l’immense rancœur frustrée où conduisent le spectacle des hommes et la perte du ciel. C’est le siècle dont le spectre court de Hugo à Lautréamont, qui tous deux payent leur tribut à Borel – lequel ne fut pas pour rien l’un des principaux acteurs de la bataille d’Hernani. Cette gente-là incendie le monde d’humour et de sel, dans un cri jaune et noir où puisera sans doute l’absurde à venir. Un monde qui gaiement court après une sorte de défaitisme euphorique, enthousiaste, et auquel Borel adresse la plus drôle et la plus désespérée des suppliques : « Je désirerais ardemment que vous me guillotinassiez. » Il ne souffre pas davantage de déception que de désillusion : il faudrait pour cela avoir espéré en quoi que ce soit. Borel souffre de l’exponentielle extension du déjà vaste domaine de la lande et du désert, de la défection si désirée de l’individu, de la sécheresse dont toute société est aussi faite ; de ce monde qui n’a de cesse de proclamer qu’« on ne peut vivre et penser » et qu’il « faut renoncer à l’un ou à l’autre ». « Qui creuse les choses, creuse sa tombe » : on ne voit pas épitaphe mieux indiquée pour cet auteur mort adossé à l’univers, et qui ne demande jamais mieux que de s’enivrer d’un bon « verre de néant ».
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Article paru dans Le Magazine des Livres, n° 27, novembre/décembre 2010