Portrait de Gabrielle d'Estrées (détail)
Ce récit, d’une cinquantaine de pages, se déroule pour l’essentiel dans une chambre d’hôpital. Comme de nombreuses femmes avant elle, la narratrice est là pour se faire opérer d’un cancer du sein :
« On va me couper le sein pour éviter que je ne me fane, ne dessèche et ne meure, pour empêcher le trajet de la pourriture qui avance, qu’elle ne remonte pas le flux jusqu’à mes veines en suivant les routes bleues les routes rouges jusqu’à mon cœur. »
Pour bien des gens, essentiellement des hommes, le cancer du sein n’est pas aussi dramatique que les autres cancers : on en réchappe bien souvent. L’aspect symbolique du sein est pourtant essentiel, le sein, est une source de vie, la maternité. Ôter le sein d’une femme, c’est lui arracher une partie de sa féminité. Par son style sobre et arythmique, Christine Jeanney parvient à retranscrire le profond désespoir de cette femme. Ce désespoir est presque serein, stoïque, sans doute. L’approche de la maladie est glaciale, clinique. Il n’y a aucune révolte, aucun pathos.Si le cancer constitue la toile de fond ce texte, il n’en est pourtant peut-être pas l’élément essentiel. L’écrivaine établit plus un diagnostic de la vie à l’hôpital que de la maladie elle-même. Le paradoxe de cette institution est qu’elle est « inhospitalière ». Les patients sont seuls avec leur tragédie. Le malade n’est pas une personne, il n’est qu’un patient parmi d’autres, un naufragé échoué dans une chambre aussi froide qu’aseptisée, un « lieu qui pourrait sembler vaste, mais ne l’est pas, car engoncé, serré de carreaux répétés et redites dupliquées, l’infini pour cacher l’étroitesse ».L’expérience de la solitude est totale. Le malade n’a qu’un seul compagnon, trop fidèle, hélas : son lit.
« Nous sommes tous deux soudés au centre de la pièce. Là où je suis il est, même lorsque je me lève, car j’en suis capable. Debout, il reste intégré à mon dos sans qu’on le remarque, son hologramme flotte, parallèle au linoléum. »
En entrant à l’hôpital, le malade est dépouillé avant l’heure, dé-substantialisé : il est au purgatoire. L’hôpital est un entre-deux, une zone de transit entre l’être et le non-être, entre le paradisiaque retour à la vie et l’enfer de l’agonie. Même le mot « repas n’est pas un mot réel ici, mais n’est remplacé par aucun. » L’existence quand y est menée n’est qu’un semblant d’existence. L’agitation extérieure, devenue insensée, est un spectacle absurde que le malade voit de sa fenêtre :
« Le temps dehors, des gens, des gens que je ne vois pas, leurs montres, leurs rendez-vous. Chiffres allumés sur des tableaux de bord, sous des enseignes. Le temps dehors adhère sur les choses visibles. Dans ma chambre, il glisse, comme du savon. »
L’hôpital est ce lieu où le temps a pris une autre dimension, proche de l’éternité. Tout est toujours pareil, comme figé dans un instant qui n’en finit plus :
« Le temps n’est pas le même ici. Soixante secondes ne font pas une minute, soixante minutes ne font rien d’identifiable, le découpage du temps ne découpe pas. »
Même les rêvent sont différents. Ils ne reposent pas, ils sont rêches. Toute la puissance de ce texte consiste à évoquer ce qu’il faut bien, à défaut de terme adéquat, appeler la vie à l’hôpital. Signes cliniques est un beau texte, pudique et poignant, que je vous recommande de télécharger ICI, sur le site Publie.net.