Quand les lévriers sont fatigués de chasser, ils rêvent. (Barbey d’Aurevilly, cité par Olivier Apert)
« Fais au lieu de dis » pourrait être l’injonction adressée secrètement à ceux qui se mêlent de poésie : intention secrète du poème.
Une plus grande lucidité, une extrême lucidité fraternelle, infiniment adressée.
L’autoportrait n’est ici que prétexte à de l’humain, à du partage sur la corde raide de la conscience sourcilleuse, rageuse et pourtant fraternelle.
Le mot vers reprend ici quelque sens car la langue, toute tendue, témoigne d’une maîtrise du-mot-et-de-la-pensée justes, saisis ou cloués dans leur adéquation exacte : provoquant l’admiration, bousculant sans les violenter les battements du cœur.
Le vers est d’ailleurs décliné dans tous ses paradoxes (prose aussi bien -spleen de paris et fleurs du mal composés en bouquet ? entièrement reconçus vers autre chose), mais toujours entraîne cadence, heurt, syncope de la pensée et de la langue (dans quel ordre ?).
Décrire ne sert ici à rien.
C’est cette tension même qu’il s’agit d’éprouver.
Cohérence extrême ; dans sa justesse, dans son toucher.
Opération de droiture et tenue (réserve) sarcastique.
Un individu se présente devant nous sans se la jouer, sans nous la jouer, sans se croire, sans nous en faire accroire.
Parole en première personne qui n’agrippe ni ne force - pas à tu et toi - mais qui dans un respect devenu rare, construit sous nos yeux (étonnés) un maître-livre.
Pierre Drogi
Olivier Apert, Upperground, La Rivière échappée, 2010
Pierre Drogi en envoyant cette note de lecture à Poezibao ajoute :
« Je me suis souvenu en même temps qu'une « lettre ouverte »-recension, consacrée au même Olivier Apert, était restée en souffrance, note due à Anca Vasiliu et qui va au plus profond du travail d'Olivier. Texte plus fouillé, peut-être ardu mais très juste et très beau. Il serait bon qu'une telle analyse du travail d'Olivier puisse être publiée, je crois, pour accompagner la sortie d'Upperground, en attirant l'attention sur un travail qui n'occupe pas, j'en suis persuadé, la place éditoriale qui lui revient. »
L’effet talithakoum
Lettre à Olivier Apert
par Anca Vasiliu
Je voulais dire que je ne suis pas là pour rester mais pour partir.
L’éternel étranger, dis-tu, contagieux irréversible.
L’acte, bien en vue, installe la réciprocité amoureuse de la vie dans le dépassement de la parole qui le dit ; il la laisse derrière lui, elle qui ne cesse d’être volubile même quand elle appelle au secours. L’acte désimplique le mot de lui-même : (je me) lève et pars. Lui, le tiers, signifie tout droit, comme transparent. Ni je (qui pars) ni toi (qui vois et entends, une voix). Le mot reste en arrière, paresseux, hésitant, lourd de sens. Entre temps, agile comme un dieu, le pas a affranchi d’un bond le mouvement. L’acte se suit à la trace, parle plus vite qu’une langue accoudée à son palais. Il prend appui en dehors de lui ; il est extensible sur les objets, sur l’espace du temps, sur les signes de directions. Il parle aux morts leur langue de voyelles.
Pour passer la main il faudra alors partir (chacun, mais pas quand il veut). Le poing doit se refermer sur la peau crevassée de la paume pour passer la justesse du propos dans la crevasse indélébile. ET on passe alors la main comme on passe un secret ou une formule à la douane officieuse des réseaux occultes. On passe la main comme on caresse l’oubli aux yeux d’amande de ceux qui restent. Passer la main, la peau touche l’intouchable soi-même et frissonne. L’énoncé juste : l’homme seul avec soi-même passe d’un sens vers l’autre sur la croix. Aucun vivant n’est seul là plus de trois jours et plus de trois nuits entre la vie et la mort, sans croiser quelqu’un et se reconnaître en lui, créature.
Je crois, Olivier, que tu ne démissionneras jamais de ce que tu envisages face à la mer ; de ce que tu prononces entre les dents comme porté par la puissance de la mâchoire de David, non par la lyre. Écrire les actes, avec les gestes d’un autre toi qui performe l’irréversible « viens » de l’amant par un pas qui suit, et s’en va. L’attrait du lointain s’accomplit dans ce geste, maintenant. L’ouverture, l’apocalypse de tous les moments. La résurrection, dont nous ne pouvons ni taire ni prononcer le nom, et qui s’accomplit avec la saveur d’un fruit offert à l’aube. Gratitude.
Entre temps, ce laps face à la mer, ou au désert, plus peuplé que la mer de poissons, et plus assourdissant. Tu t’y connais, pas en surface mais en volume : tout se voit de toute part et sans repère. On peut faire le tour de chaque question, se situer à la fois des deux côtés de la différence, se demander comment cela est possible, répondre en même temps par le cri et par le silence. Drogué et en éveil, deux et un font toujours trois.
Lève-toi et marche, dis-tu à cet agneau du sacrifice prochain. Debout, en partance même si tu as les déchets nucléaires sous tes pieds et des ongles effrités pour couper les ronces dans lesquelles palpite un oiseau. Nous sommes tous venus pour partir, nous sommes tous en route pour le départ, toi seul tu resteras, mais pas avec toi-même. Un bras serre tes épaules, et tu tournes en dandy-toupie-derviche sur la scène finale du petit monde qui se ramasse des quatre coins pour s’en émouvoir.
Je crois que tu resteras, mais qui vivra verra si la justesse est bien passée dans l’exactitude du geste qui pose caillou sur caillou dans la vie contre la mort. Il n’y a pas de répétition, on entre en scène comme on naît. (Il y a quelque chose de christique en toi, qui fait face à Lucifer Baudelaire.) L’effet se mesure au temps qui nous est imparti ; autant dire que le pari est sans mesure, àlaviecommeàlamort, crevasse dans la paume que tu serres.
Anca Vasiliu, le 7 mars 2007
Olivier Apert : bibliographie succinte
Le Livre du déclin, Aencrages & Co, 1989
Écrit de la mer, Aencrages & Co, 1991
« Femmoiselle, je t’raime », Aencrages & Co, 1993
Comme au commencement, Mihaly, 1999
Infinisterre suivi de Crash, Apogée, 2006
Upperground, La Rivière échappée, 2010
Portatif de la provocation (en collaboration avec François Boddaert), Presses Universitaires de Vincennes, 2000
Baudelaire, être un grand homme et un saint pour soi-même, In-folio, 2009
[Talitha koum, sur quoi s’appuie principalement la « lettre ouverte » d’Anca Vasiliu: poème parlé-dansé d’Olivier Apert présenté à la Chartreuse de Villeneuve-lès-Avignon et à Saorge en 2005 puis à Compiègne et Saint Valéry-en-Caux en 2006 et 2007 ; danseur-interprète soliste : Sylvain Groud]