L'ATHÉISME PAISIBLEMENT CONSIDÉRÉ. Communication proposée à Philopolis, 19 mars 2011.

Publié le 14 mars 2011 par Jlaberge
Contrairement à la conférence annoncée, sous le titre «L’athéisme sous le bistouri», je n’entends pas revenir sur la critique des dix arguments en faveur de l’athéisme que l’on retrouve dans la récente publication, Québec athée (Michel Brûlé, 2010). On trouvera le détail des contre-arguments aux dix arguments de Claude Braun dans ce blogue. Je voudrais aujourd’hui présenter ce que je considère comme un ensemble de balises permettant de discuter rationnellement et paisiblement de la croyance religieuse, entendue principalement comme la croyance en l'existence de Dieu. Je dis paisiblement parce que ce débat est si intense qu’on a bien du mal (moi, le premier!) à discuter sereinement, calmement – sagement, devrais-je dire – de la croyance en Dieu.
Donc, je souhaite seulement esquisser (à grands traits) ce que l’on pourrait appeler une «éthique du débat au sujet de la croyance religieuse». Quel cadre convient-il de se donner pour que la discussion entourant la croyance ou l’incroyance puisse progresser?
I
Commençons par chercher les lumières du côté de John Stuart Mill.
Dans De la liberté, Mill soutenait, avec beaucoup de justesse à mon avis, qu’on a tout intérêt à ne pas rejeter une opinion contraire à celle de la majorité.
Primo, si l’opinion en question s’avère éventuellement vraie, on aura alors raté l’occasion d’apprendre la vérité.
Secundo, si l’opinion récalcitrante est fausse, on rate également l’occasion de mieux comprendre en quoi l’opinion de la majorité.
Puisque la discussion rationnelle recherche la vérité, et non l’imposition de la volonté de la majorité, appelons ce premier principe, prescrivant la discussion rationnelle sur la croyance religion, de «principe de vérité».
De plus, Mill émet un autre principe de rationalité fondamental dans toute discussion, celle de comprendre mieux l’opinion contraire, celle de son rival. Mill écrit :Celui qui connaît seulement son propre argument dans une affaire en connaît peu de choses. Il est possible que son raisonnement soit bon et que personne ne soit arrivé à le réfuter. Mais s’il est, lui aussi, incapable de réfuter le raisonnement de la partie adverse, et s’il n’en a même pas connaissance, il n’a aucune raison de préférer une opinion à une autre. (John Stuart Mill, De la liberté, Paris, Presses Pocket, 1990, Chapitre 2 : De la liberté de pensée et de discussion, p. 79)
Mill rapporte que plus grand orateur, ou presque de l’Antiquité, Cicéron, étudiait les arguments de son adversaire avec autant d’application, sinon plus que les siens propres.
Appelons ce second principe de la discussion rationnelle, «principe du droit à critiquer autrui» stipulant, en somme, que pour être en mesure de critiquer son adversaire, il faut parfaitement bien comprendre, sinon mieux, les arguments de la partie adverse.
Dans le débat opposant l’athée au croyant, il convient d’adopter le principe du droit à critiquer autrui. Si le croyant se sent mal à l’aise avec Mill, bon libéral agnostique, il faut savoir que Thomas d’Aquin avait recours systématiquement au même principe invoqué par Mill avec sa fameuse méthode de la disputatio voulant que l’exposition des arguments pour et contre est le meilleur moyen pour parvenir au vrai ; de telle sorte que tout argument, tout contre-argument ou objection, doit être présentée et passée au crible de l’examen. La Somme théologique de Thomas d’Aquin est systématiquement écrit sous la forme de la disputatio. Comme toujours ou presque, Thomas d’Aquin a puisé la méthode de la disputatio chez Aristote, plus précisément au début du livre B de la Métaphysique.
En plus des deux principes précédents - le premier, celui de la recherche de la vérité, le second, du droit de critiquer autrui-, un troisième principe en découle, un principe de charité voulant qu’il convient de chercher à comprendre avec bienveillance les arguments rivaux –athées ou non - comme étant dignes d’intérêt puisqu’ils sont le fruit d’êtres aussi intelligents que nous. En somme, les gens qui ne partagent notre point de vue ne sont pas des idiots – c’est pour ainsi dire une vérité de Lapalisse - mais des personnes intelligentes, dignes de respect. Si l’on est parfois porté à s’exclamer devant un argument adverse qu’il est tout sauf brillant et intelligent, il convient alors de chercher à comprendre ce qui a conduit autrui à émettre un tel argument. Il convient alors de donner, comme on dit, la chance au coureur, en cherchant à comprendre pourquoi notre adversaire, qui est aussi notre ami, fut conduit à produire un tel argument, car notre ami est aussi brillant que je le suis. Il me faut alors comprendre ce qui l’a insisté à concevoir ce qui me paraît être - du moins de prime abord, parfaitement aberrant.
II
Muni de ces trois principes – celui vérité, du droit de critiquer autrui et enfin de charité – je crois qu’on se donne les conditions nécessaires pour discuter rationnellement de la croyance religieuse, dont en particulier celle consistant à admettre l’existence de Dieu. Je n’ai pas toutefois la prétention de penser que ces trois principes constituent des conditions suffisantes pour parvenir à une solution quant à la croyance ou à l’incroyance.
Afin d’illustrer un bon usage de ces principes, examinons sur un point précis le débat entre croyant et athée. Considérons l’argument athée le plus connu, celui de l’insuffisance d’une preuve de l’existence de Dieu. C’est là, à l’évidence, l’argument le plus courant contre l’existence de Dieu disant, en somme, qu’aucune preuve digne de ce nom n’a jusqu’ici été donnée, et il est légitime de croire que jamais on ne réussira à prouver l’existence de Dieu, ce soi-disant être parfait, parfaitement bon, tout-puissant, éternel, créateur du ciel et de la terre, etc. Appelons cet argument, l’argument «du manque de preuve».
De prime abord, cet argument ne me paraît nullement ridicule. Je comprends aussi très bien pourquoi les athées y ont recours ; l’expérience, en effet, que nous avons du monde semble parler contre l’existence d’un être comme Dieu.
Un croyant comme Thomas d’Aquin, lui, fait pourtant une toute autre «lecture» du monde. Voici par exemple comme fonctionne très succinctement sa preuve dite «téléologique» (ainsi baptisée depuis Kant) reposant sur l’induction : de la fumée, donc du feu ; de l’ordre (dans le monde), donc une intelligence qui en est à l’origine.
Pourquoi l’athée pense que la preuve téléologique ne permet de conclure ce qu’elle veut conclure? Parce qu’elle pèche par insuffisance, répond l’athée. Croire en l'existence de Dieu serait l’équivalent de croire qu’une théière se trouverait en orbite autour du Soleil. Trop petite pour être détectée par nos plus puissants télescopes, la soi-disante théière ne peut donc être observée. On aura reconnu le fameux exemple de Bertrand Russell qui comparait l’existence de Dieu à celle d’une présumée théière céleste en orbite autour du soleil. Autant on ne peut vérifier l’existence de l’un que de l’autre.
Même chose pour un fœtus : impossible d’y détecter à l’intérieur l’existence d’une sorte d’«homoncule». Thomas d’Aquin ne dit pas cependant qu’un fœtus est un être humain, puisque selon la pensée téléologique qu’il emprunte intégralement à Aristote, le fœtus est en puissance un être humain. La biologie rejette avec raison l’existence d’un être humain dans le fœtus. Thomas d’Aquin ne donne pas tort à la biologie sur ce point, sauf qu’il adopte une tout autre conception de ce qui existe, à la savoir la conception téléologique aristotélicienne que récuse la science moderne expérimentale.
Ainsi Russell, comme bon nombre d’athées, voit le monde d’une certaine manière, c’est-à-dire que le monde est sans but ni finalité. Russell voit le monde, comme le voit la science. Et il demande que les preuves que nous avançons pour nos croyances, religieuses ou autres, soient à cet égard parfaitement suffisantes, sinon oublions-les. Russell écrit par exemple dans ses Essais sceptiques (1928): «Il n’est pas souhaitable de croire une proposition lorsqu’aucun fondement ne permet de la supposer vraie.». Il n’est donc pas raisonnable, selon Russell, de croire en Dieu, tout comme il est parfaitement irrationnel de croire en l’existence d’une théière céleste, en orbite autour du soleil ce, sur la base du principe de l’insuffisance des raisons ou des preuves adoptées.
III
On aura compris que le principe sous-jacent auquel fait appel Russell, ainsi que l’athéisme qui en découle, est le fameux principe que son compatriote, Williams Clifford, avait déjà énoncé dans son article percutant : «The Ethics of Belief» (paru en 1879) .
Le principe qui porte son nom énonce qu’«il est mauvais, partout et pour quiconque, de croire quoi que ce soit sur la base d’une évidence insuffisante.»
On connaît l’exemple qu’invoque Clifford justifiant son principe des bonnes croyances. Un armateur peu scrupuleux charge son bateau d’émigrants. Le navire n’est pas en bon état; il le sait, mais s’en fiche. Or, le navire coule en cours de voyage. On pourrait multiplier les exemples en songeant en particulier à la catastrophe pétrolière récente de BP survenue dans le golfe du Mexique qui constitue sans doute l’une des pires catastrophes écologiques à survenir aux États-Unis. Les compagnies d’assurance garantissaient à BP les éventuels dommages à se produire sur la plate-forme pétrolière. Les croyances des dirigeants de BP – de Tony Hayward en particulier– n’étaient pas fondées quant à la sécurité de leur plate-forme pétrolière. Selon Clifford, le patron de BP est assurément coupable : sur la base des évidences qu’il possédait, BP n’était pas autorisé à poursuivre l’extraction du pétrole dans le golfe du Mexique. On pourrait également dire que, suivant Clifford, même si la plate-forme pétrolière n’avait pas explosée, BP aurait toujours été coupable de négligence. Rappelons en effet le Principe de Clifford: il est mauvais, partout et pour quiconque, de croire quoi que ce soit sur la base d’une évidence insuffisante. En somme, le Principe de Clifford est de nature purement déontologique et nullement conséquentialiste.
Quoi qu’il en soit, sur la base du principe de Clifford, la croyance religieuse est désormais tenue comme déviante, fautive, voire vicieuse, et le croyant qui l’entretient est démasqué comme étant malhonnête et vicieux.
Au fond, donc, tout le débat entre l’athée et le croyant repose sur les épaules du Principe de Clifford-Russell, comme je le désignerai désormais. Est-il valide ou non?
J’ai plaidé tantôt pour un principe de charité. À mes yeux, Russell y fait entorse en comparant l’existence de Dieu à celle de la théière céleste. Russell est coupable, à mon avis, de ne pas chercher à comprendre ce qui mène le croyant à croire à l’existence de Dieu. Sa croyance est parfaitement loufoque, selon Russell.  Aussi, Russell pèche en ne respectant pas le principe du droit de critiquer l’adversaire.
IV
On pourrait penser, que Russell recherche la vérité en tablant sur le Principe de Clifford-Russell. Puisque le croyant ne proportionne pas sa croyance à l’évidence disponible, il est coupable de ne pas chercher le vrai. Je voudrais montrer au contraire que Russell va à l’encontre du principe de vérité.
La question est celle de savoir si le Principe de Clifford-Russell passe son propre test. La réponse est non. En d’autres termes, d’où faut-il tenir que le Principe en question respecte ses propres exigences? En somme, quelle évidence suffisante justifie le Principe de Clifford-Russell? Il n’y a pas d’évidence suffisante en faveur du dit Principe.
Ce Principe semble indubitable, c’est-à-dire qu’il paraît évident par lui-même; une personne saine d’esprit ne saurait le mettre en doute – du moins, c’est ce que soutiendraient Russell et Clifford. Quelle est, en effet, l’évidence sur laquelle repose la croyance voulant qu’il faille toujours proportionner nos croyances aux évidences dont nous disposons? On peut donner quelques bons exemples, mais la généralité du principe pèche contre l’évidence disponible. Le Principe constituerait donc une hérésie au plan logique car il commettrait le sophisme de la généralisation hâtive.
On répondra que le Principe en question est évident par lui-même. Qu’est-ce à dire? L’idée semble être que le principe paraît être un énoncé analytique ou nécessaire, comme disent les philosophes, tel «Tout bâton a une longueur» ou «Ma mère est une femme», etc. Le principe n’est toutefois pas évident par lui-même car la question reste indéterminée de savoir ce qu’il faut précisément entendre par «évidence suffisante». Il s’agit, en réalité, d’une question de degré. En somme, la question cruciale est: à quel moment le Principe cesse-t-il d’être évident?
Conclusion : celui ou celle qui le comprend, comprend qu’il ne va pas parfaitement de soi.
Par ailleurs, si l’on devait l’appliquer systématiquement, le Principe de Clifford-Russell abolirait une masse considérable de croyances communes comme celle par exemple touchant les autres esprits. En fait, quelle évidence ou preuve aies-je de l’existence d’esprits autres que le mien? John Searle croit dur comme fer, pour sa part, que l’esprit existe, alors que des matérialistes comme les Churchland en nient catégoriquement l’existence. Pourtant, Searle et les Churchland croient détenir d’excellentes raisons de croire ce qu’ils croient! Oui ou non : la croyance en l’esprit est-elle suffisamment fondée? Le Principe de Clifford-Russell échoue lamentablement à répondre.
Le problème auquel est confronté le Principe de Clifford-Russell est du même type que celui auquel fut jadis confronté le Principe de vérification de la signification mis de l’avant par le positivisme logique du Cercle de Vienne. L’objection fatale fut celle de savoir si la signification du Principe de vérification était elle-même vérifiable. Si elle ne l’est pas, alors elle est dénuée de sens et, donc, le principe lui-même est aussi dénué de sens. Dans les beaux jours du Principe de vérification, l’éthique et la religion, mais aussi l’esthétique, à la seule exception des sciences de la nature, furent condamnées au non-sens. Nous sommes revenus de ces aberrantes exagérations.
Autre exemple. L’ex-athée, Anthony Flew, a montré que le Principe de Clifford-Russell était vain en vue de résoudre le débat entre le croyant et l’incroyant. L’expérience de pensée qu’il propose est la suivante. (Anthony Flew, There is a God. How the World’s Most Notorious Atheist Changed His Mind, Harper, 2007, p. 85-86.) Imaginons, comme le film Les dieux sont tombées sur la tête nous y invite, qu’un téléphone portable tombe d’un avion dans une tribu primitive ne connaissant des technologies occidentales. Les gens se demandent alors si les voix qui sortent de l’appareil quand ils composent un numéro sont produits par l’appareil où viennent d’ailleurs. Imaginons que les partisans en faveur de leur option, offre comme évidence une reconstitution complète du même appareil, pièces par pièces : ils composent les mêmes numéros et entendre les mêmes voix. Conclusion : l’évidence veut que les voix entendues soient le produit des pièces, point à la ligne. D’autres, au contraire, persistent à croire que les voix viennent d’ailleurs, que ce sont celles d’autres êtres humains qui s’expriment comme eux, mais dans une langue différente, il va sans dire. Ils connaissent les porte-voix; ils en fabriquent, etc., pour communiquer entre eux dans les endroits éloignés. Pour eux, le téléphone est une sorte de porte-voix sophistiquée. Sur quelle évidence suffisante peut-on départager les deux positions rivales? Poser la question, c’est y répondre.
D’après ce qui précède, il est raisonnable de croire que le Principe de Clifford-Russell est mal adaptée comme moyen pour rendre intelligible la croyance religieuse. L’athée doit, en tout cas, refaire ses devoirs, en laissant tomber le Principe de Clifford-Russell et en s'efforçant de satisfaire aux trois principes éthiques évoqués au tout début.