La Libye contrôle des ressources énergétiques fondamentales pour l’Europe, le pétrole et le gaz. En outre, Kadhafi est un important acheteur d’armes et de technologies militaires, et représente un gros client pour les investissements civils, en particulier dans le secteur des infrastructures. Enfin, la Libye est un grand pays de transit pour les migrants illégaux vers l’Europe : le colonel est toujours heureux de garantir plus de sûreté (impliquant une extrême violence à l’encontre des migrants) aux amis européens en échange d’accords économiques intéressants.
Le premier grand partenaire est l’Italie, principalement dans le secteur énergétique : la société italienne ENI extrait en Libye 250.000 barils de pétrole par an, 15% de sa production totale. En partenariat avec la National Oil Corporation de Tripoli, ENI a développé sa stratégie africaine : un contrat de coopération jusqu’au 2042 pour l’extraction de pétrole et 2047 pour le gaz. L’ENI prévoyait $800 millions d’investissements et un volume d’importation de gaz de 10 millions de m³ par an. Dans les plans italiens, la Libye était la base de départ pour l’expansion économique africaine, grâce au soutien de Kadhafi. En outre, le traité d’amitié signé en 2008 à Bengazi donne aux sociétés italiennes 100% des adjudications pour la construction d’infrastructures – une affaire de $153 milliards. En retour, notons la participation libyenne dans FIAT (15%) et Unicredit (7,5%).
De son côté la France s’est liée à Tripoli dans deux secteurs peu anodins : le nucléaire civil et l’armement. Areva menait un projet d’exploitation d’uranium depuis janvier 2007, mais les États-Unis ont été les plus rapides pour annoncer leur aide à la Libye pour construire une centrale, alors qu’Areva attendait qu’un accord officiel soit conclu entre Paris et Tripoli. En tous les cas, des sources non officielles ont décrit un accord potentiel de €3 milliards pour mener une coopération nucléaire dirigée par la France. Dassault, constructeurs d’avions de chasse, a vu l’ouverture d’un marché de €2 à €2,5 milliards avec le partenariat libyen.
Et pendant que l’Europe méditerranéenne se liait avec un régime dictatorial, le reste du continent ne se posait aucun problème. Maintenir Kadhafi au pouvoir signifiait des ressources énergétiques bon marché et surtout la garantie d’un barrage à l’immigration illégale. Les gouvernements ne se sont pas posés la question du soutien à un dictateur avec des ententes économiques : le régime était stable, même si ses citoyens en payaient le prix, et cela était suffisant à le rendre un partenaire acceptable.
Les nombreux rapports sur la situation des migrants et des prisonniers politiques en Libye, fournis par différentes sources, du Conseil de l’Europe aux grandes ONGs, n’ont jamais eu d’effet sur les centres du pouvoir communautaire.
Plus la fin de l’ère Kadhafi se rapproche, plus émergeront les problèmes économiques et stratégiques jadis éloignés par l’amitié avec le dictateur. On doit rappeler que la totalité des dépôts de gaz et de pétrole de la Libye sont in shore, donc très sensibles aux changements de régime. L’instabilité conduit à la rupture des approvisionnements, et un changement de régime mènera probablement à l’annulation des accords en cours.
L’arrêt des approvisionnements énergétiques se répercute déjà sur les prix du carburant (amorçant un renchérissement général du niveau des prix), et générera des problèmes de stratégie énergétique : l’Italie, sans son grand fournisseur, devra soit continuer à demander un soutien aux russes, soit se tourner vers la France – déjà fournisseur d’énergie électrique nucléaire, déstabilisant encore plus les relations énergétiques eurasiennes.
Les nombreuses sociétés qui vivent de l’argent de Kadhafi voient leurs actions dévisser : dès le 21 février, elles perdaient en moyenne 5-6% de leur valeur. On voit d’ailleurs comment Berlusconi a condamné l’ami Kadhafi seulement quand il ne pouvait faire autrement : protéger les intérêts économiques italiens était plus important que comprendre les besoins des citoyens libyens. De son côté, la France risque-t-elle de perdre ses accords nucléo-militaires ? L’Élysée a en tous les cas reconnu le gouvernement provisoire libyen le 10 mars, suscitant l’ire du colonel. Tandis que la Communauté démontre encore sa lenteur : Catherine Ashton a refusé de soutenir cette reconnaissance, arguant que cette décision est du Conseil des chefs d’État et de gouvernement de l’UE.
En plus, s’ouvre le problème de migrants : si Kadhafi tombe, le « barrage » saute. Il y a déjà des milliers de migrants (350.000 potentiels estimés), considérés comme réfugiés, arrivant sur les côtes italiennes. En Europe le jeu de renvoyer la responsabilité de la gestion des migrants a commencé. L’Italie a été forcée de demander le soutien des autres pays, rappelant « sa contribution au contrôle de la migration », sans dire en même temps que cette « contribution » venait des accords avec Kadhafi. L’Europe a refusé, sans penser que laisser à un pays généralement incapable une si grande responsabilité, pourra se révéler un suicide du point de vue de la stabilité des flux migratoires sur tout le territoire européen.
Vus les premiers effets de la crise du régime libyen, il est simple de comprendre pourquoi l’Europe a réagi si lentement : l’utilité géoéconomique de Kadhafi était si grande que l’Europe a « oublié » les fautes du dictateur et les risques à entretenir forts liens avec lui. Seulement lorsque disparaitront les intérêts économiques, alors l’Union se rappellera de son engagement humanitaire, en partie pour sauver sa réputation et en partie pour ouvrir la route à de bonnes relations avec le prochain gouvernement. Et tandis que les politiciens travaillent pour rénover leur réseau d’affaires, les victimes restent toujours les citoyens.
Article paru originellement sur UnMondelibre.org.