Il est devenu, aujourd’hui, clair, parce que ouvertement déclaré[1], que la chaine Al Jazeera au-delà de sa vocation d’entreprise d’Information de dimension mondiale, prétend aussi à une fonction « politique » qui consisterait à favoriser l’émergence, par le bas, du changement démocratique que connait la scène politique arabe depuis le 14 Janvier 2011.
Cette affirmation, avait d’abord pris consistance, à partir des accusations formulées contre elle, par les hommes politiques, qui de Georges W. Bush à Kadhafi, ont à un moment ou un autre, accusé la chaine de télévision qatari de manipulation de l’opinion publique arabe ou mondiale et d’être au service d’occultes desseins dont la présence du cheikh Al Qardhaoui et de Ahmed Mansour, sur ses antennes, ne serait que les signes apparents. Que l’obligation de « transparence » qu’elle se donne et qu’elle impose à la majorité des régimes arabes, ne soit pas étendue au Qatar, cela pourrait se comprendre et même aller de soi.
Et pour ce qui est d’être à la fois contre et pour la Américains Il n’y a que les tenants de l’idéalisme métaphysique qui continuent, dans le monde actuel, à vouloir faire le procès de la duplicité d’un discours qui ne peut prétendre à l’efficience qu’en étant ambivalent.
Il ne s’agit donc pas d’être « pour » ou « contre » Al Jazeera.
Il serait plus judicieux de s’armer de vigilance critique, comme le font ses propriétaires et d’être, pour et contre à la fois. Ce qui équivaut à avoir, à l’égard du rôle qu’elle assume ou qu’elle s’attribue, une attitude également politique, basée sur l’échange distancié entre l’émettrice de message qu’elle est censé être et les récepteurs que nous sommes .
Nul ne peut ignorer la qualité du produit diffusé par Al Jazeera dont le contenu est particulièrement ciblé. En témoigne la différence entre le discours véhiculé par la chaîne d’expression arabe et celui de la chaine dite internationale, d’expression anglaise. Mais de là à déclarer que le travail de ses reporters relève du Jihad, que ses correspondants de guerre, lorsqu’ils sont tués ou assassinés, sont des « martyrs » et sont donc, « moralement », différents de leurs collègues d’autres médias internationaux, qui par dizaine meurent chaque année dans l’accomplissement de leur travail , en Bosnie hier, en Irak, Afghanistan et Libye Aujourd’hui, i l y a un pas qu’on ne pourrait franchir qu’en faisant preuve d’idéologisme primaire.
Dans ce discours que cette entreprise d’information internationale fait sur elle-même et sur le rôle « libérateur » qu’elle prétend jouer, il y a lieu d’y souligner qu’elle ne se contente plus de faire son travail de producteur d’information de qualité, en transformant, comme d’autres entreprises médiatiques, en » informations » écrites ou télévisées des milliers de « témoignages » , envoyés par des correspondants, souvent anonymes et non rémunérés. Ces informations dont la « réception-consommation » par des millions d’Arabes, donne à l’entreprise sa crédibilité d’écoute large et de diffusion étendue, deviennent, en conséquence, sources d’enrichissement et d’augmentation de pouvoir, aussi bien, au plan économique que politique.
Au-delà de cette industrie rentable et bien juteuse, Al Jazeera se permet de récupérer une « ristourne », un surplus de gain, que représente le rôle « idéologique » qu’elle revendique, désormais. Rôle qui consiste à donner au fonctionnement normal de cette entreprise d’information internationale, une dimension « révolutionnaire », militante et même « progressiste », qu’aucune de ses concurrentes n’ose revendiquer ouvertement.
Et il y a lieu, ici de distinguer entre la dimension idéologique de toute mise en valeur d’une matière informationnelle, en produit élaborée d’information télévisée, et le fait de doubler cette idéologie implicite par une idéologie « révolutionnaire » revendiquée, comme telle par son propre producteur.
D’où le fait que les propriétaires d’Al Jazzera ne se présentent plus comme « marchands d’information de qualité », mais, en plus, comme des acteurs politiques de premier plan, sur la scène politique arabe. Le service qu’ils « vendent » se transforme en service « rendu » et le cas échéant en Jihad, pour la bonne cause. Un Jihâd pour lequel leur entreprise est remerciée, en boucle, par la voix pathétique de cette jeune égyptienne qui crie au téléphone » Merci Al Jazeera, Merci la Tunisie, désormais il n’y aura plus de peur! « .
Mais être « révolutionnaire » et « démocratisateur » des Arabes à la manière d’Al Jazeera cela consiste, également à pousser toujours la révolution plus loin, afin que cette dernière ne s’arrête pas avant de s’être achevée. En arrivant jusqu’au bout et en devenant affaire de gens buttés (habités par un but qu’ils ne connaissent pas) , l’on pourrait supposer qu’il s’agit, par le recours à la théorie du chaos, de « chauffer à blanc » les peuples arabes et de leur inculquer à petites doses l’idéologie de Qardhaoui et de Ahmed Mansour.
Libres à eux de se donner les projets qu’ils veulent. Mais libre à nous d’être vigilants et des spectateurs lucides, sachant distinguer, dans le discours d’Al Jazeera, le bon grain de l’ivraie, comme dirait notre actuel Premier Ministre, qui comme la majorité de notre peuple est enraciné dans les « archives » de Bourguiba. Car un homme politique cultivé, ne laisse pas, en héritage, à ses compatriotes des documents d’archives, mais un mode de penser critique, sauvegardé, dans la mémoire vive de son peuple et capable d’immuniser notre révolution, à la tunisienne, des dérives idéologisantes.
Naceur Ben Cheikh
[1] Discours d’ouverture du séminaire organisé par la chaine qatari autour du thème des changements actuels sur la scène politique arabe et prononcé par son directeur retransmis en direct le matin du 13.03.2011,