Largement inefficaces, les efforts des autorités égyptiennes pour endiguer les migrations numériques témoignent d’une maladresse pathétique dans le maniement des images contemporaines. Les trente et quelque années du régime prirent ainsi fin sur une séquence d’anthologie d’à peine autant de secondes. Le 11 février, la chaîne nationale montra ainsi en plan fixe le vice-président Omar Suleiman, visage fermé derrière un énorme micro d’un autre âge, annonçant d’une voix terne la démission de Moubarak. A l’opposé, l’immense déferlement de joie, immédiatement relayé par toutes les télévisions du monde, d’une population soulagée de voir aboutir un mouvement en grande partie lancé par les « natifs du numérique ». Car, à coup sûr, les réseaux sociaux ne sont certainement pas étrangers à la succession de soulèvements dans le monde arabe. Même si Wael Ghonim, jeune directeur marketing pour la société Google devenu une des icônes de la jeunesse protestataire arabe, force le trait lorsqu’il déclare qu’il suffit d’apporter Internet à la population pour que la révolution devienne possible, il est clair que celle-ci a été en quelque sorte « facilitée », ou encore « accélérée » par l’ensemble des procédés techniques du Web2, et notamment par la convergence des applications numériques libérant l’image d’une bonne part de ses contraintes techniques.
Après celle de Ben Ali en Tunisie, la chute du régime égyptien a ouvert dans le monde arabe une période de bouleversements où l’image a toute sa place. Ainsi, elle administre bien souvent la preuve de la dénonciation dans les blogs et les ezines créés par de jeunes journalistes citoyens. Dès novembre 2006, Wael Abbas diffusait ainsi sur son site Misr Digital une vidéo captée par un téléphone portable révélant les tortures infligées à un chauffeur de bus par un officier de police qui sera condamné (voir cet antique [!] billet avec une capture d’écran du blog de W. Abbas à l’époque). Tandis qu’à l’origine des événements dont l’enchaînement a fini par provoquer la chute du président Moubarak, on trouve un jeune blogueur alexandrin, Khaled Saïd, battu à mort quelques mois plus tôt par deux policiers en civil pour avoir mis en ligne, depuis un café Internet, une vidéo dénonçant les trafics de certains policiers avec des revendeurs de drogue… Toutefois, à côté de ces usages de l’image à des fins directement politiques, il convient de placer la constellation, bien souvent oubliée alors qu’elle est incontestablement plus vaste et peut-être plus explosive encore, des inventions visuelles imaginées par une génération qui a grandi au temps de la multiplication des jeux vidéo et des clips diffusés en boucle sur les chaînes satellitaires. Très vite détournés en vecteur de contestation par les chanteurs rebelles – Sidi Raïs, appel lancé contre la corruption par le rappeur El General, est ainsi devenu le véritable hymne de la révolution tunisienne (vidéo en bas de ce billet) –, les clips ont nourri la grammaire visuelle d’une génération dont la contestation n’attendait qu’une occasion pour emprunter les voies de l’action politique. Les jeunes qui ont investi les rues d’Alger et du Caire en surfant sur les médias sociaux sont ceux-là même qui tentaient d’étancher leur rage de vivre en inventant d’innombrables parodies ludiques des icônes du star-business globalisé pour vanter sur Internet les mérites de leurs équipes nationales respectives dont l’affrontement, en finale de la coupe d’Afrique, déborda les seules pelouses des stades pour finir en émeutes de rues…
Répétée à satiété par une litanie de commentateurs aussi sentencieux que superficiels, l’affirmation d’un interdit de l’image reste, aujourd’hui encore, une des plus affligeantes idées reçues à propos des cultures actuelles des sociétés de l’islam. Certes, celui-ci a sans doute longtemps imposé ses propres codes à la création et à la diffusion des représentations, notamment humaines, mais les révolutions arabes nous montrent qu’aujourd’hui ce prétendu régime d’exception n’a plus grand sens pour les générations actuelles de ces sociétés désormais entièrement gagnées à la mondialisation numérique.
Merci aux Cahiers du cinéma-España pour la publication de cet article.