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O tempora (2/3)

Publié le 13 mars 2011 par Jlhuss

jours-de-sang.1298068514.jpg Les grands hommes ne rangent pas la modestie au nombre des vertus. Voudrait-on qu’il rentre à Rome en rasant les murs, celui dont la vie est depuis l’enfance un théâtre ? En choisissant le 4 septembre, premier jour des Ludi Grandi, Marcus Tullius  compte donner à son retour un faste de célébration, une allure de triomphe. Printemps 58, le Sénat l’exilait en Macédoine. Désespoir. Eté 56, le Sénat le rappelle, renaissance,  la joie le submerge, il fait arrêter la voiture à la porte Capène et décide de gagner à pied par le Forum le temple de Jupiter capitolin.

La rumeur l’a précédé, depuis un mois qu’il remonte de Brindes par étapes, au fil de ses visites aux municipes amies. A Rome, ses fidèles ont orchestré l’attente. La foule se presse pour le voir, l’acclamer, lui faire cortège, comme si la Ville, en même temps que ses dieux, le célébrait, lui, Cicéron, le vainqueur de Catilina, le sauveur de la légalité, ce « père de la patrie » injustement condamné à l’exil par les machinations de Clodius. Sans l’entremise d’un ami, d’un frère, d’un gendre, sans l’intervention directe de Pompée, l’assentiment lointain de César, Cicéron se morfondrait encore à Thessalonique, remâchant son accablement, sa rage impuissante, ses craintes pour sa fille Tullia, sa femme Terentia, ses proches, ses maisons, ses biens.

Un homme sort de la foule, se jette à ses genoux, lui baise la main. Il est en larmes. Cicéron le relève, lui demande la cause de sa peine. L’homme dit qu’il a perdu son frère voici trois mois dans la violence des milices. Jusqu’où Rome va-t-elle descendre ? Jusqu’à quand les votes du peuple, les délibérations des juges, la vie même des gens seront-ils le jouet des dévoyés, l’enjeu des ambitieux, la proie des bandes ? Le pauvre homme supplie Cicéron d’agir, de lancer une fois encore dans l’arène tout son poids d’honneur et de courage. « Comment t’appelles-tu ? -Formio. -De quoi vis-tu ? -Des distributions publiques. Nous avions une petite terre en Etrurie, on nous l’a prise, l’ami d’un puissant s’y prélasse. -Formio, si je peux de nouveau jouer un rôle, je te le dis, tu seras dans ma pensée, avec ton frère mort et toute la plèbe abusée par ceux-là mêmes qui se réclament d’elle pour se servir. »

Cicéron souhaite passer par le Palatin, son escorte l’en dissuade. Veut-il s’attrister un soir de fête en découvrant, à l’emplacement de sa maison, rasée pendant son absence, un portique dédiée à la Liberté par le cynique Clodius ? Où se cache cette crapule, ce chef de bande, patricien sans âme déguisé en tribun pour assouvir ses haines ?  « Bientôt sans doute il relèvera la tête, acharné à ma perte depuis que j’ai dévoilé ses turpitudes. Oh ! Quintus, mon frère-courage, brutalisé en pleine rue par ses sbires pour m’avoir défendu… Terentia, ma chère femme, pourquoi n’es-tu pas à mes côtés ? M’en veux-tu de notre ruine ? Es-tu de ces femmes qui ne peuvent aimer les perdants ?… Fatigue. Fatigue. Quitter la lutte, me retirer à Arpinum, dans la maison natale : Hic sacra, hic genus, hic maiorum multa vestigia, là ma piété, ma lignée, les traces nombreuses de mes ancêtres. M’y abîmer dans l’étude et la réflexion, être le philosophe de Rome si je ne peux plus être son rempart ! »

L’arrivée de Cicéron au Forum est saluée par d’immenses vivats ; et, alors qu’il souhaite  gagner le Capitole pour rendre grâce à Jupiter, les courants de la foule le dirigent  insensiblement vers les Rostres, la tribune des orateurs, comme si le peuple espérait retrouver voix par l’éclat de cette bouche intrépide.

Allons, Marcus, il faut se battre encore, on a besoin de toi. Tu sais bien que tu ne peux pas vivre sans l’estime. Un homme de bien prend-il sa retraite à cinquante ans ? Pousse dès demain ta justice, affronte partout Clodius, attaque les consuls qui l’ont secondé, poursuis les sénateurs complices, exige réparation de tout, ne cède rien, ne pardonne rien. Fais taire, Marcus, fais taire la petite voix qui te souffle en ce soir d’été, au cœur même de ton triomphe, que les forces de destruction toujours à la fin l’emportent et que le pire t’attend.

Arion


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