Une scène de liesse, ces temps, c’est suffisamment rare pour être souligné. Sur un plan assez serré, on voit des gens, les bras en l’air, gesticulant, s’embrassant, tapant dans les mains, visiblement heureux. Les lieux ne ressemblent guère à des gradins de stade de football, théâtre plus habituel à ce genre d’effusion. Le plan s’agrandit et laisse deviner un lieu plus feutré, des étages avec des escalators, visiblement un grand magasin. Il y a beaucoup de monde, et tous les regards convergent vers un homme, au milieu, qui brandit une pancarte où est inscrit 18%.
La scène se passe chez John Lewis, distributeur anglais spécialisée dans les produits haut de gamme non alimentaires et les supermarchés Waitrose. Gérant un peu moins de 200 surfaces de ventes, le groupe vient d’annoncer le partage d’une grande partie des bénéfices de l’exercice 2010, en faisant profiter à ses 76.500 employés d’une prime représentant pour chacun 18% (soit 9 semaines) de salaire. 195 millions de livres (227 millions d’euros) vont ainsi être répartis. On comprend mieux l’ambiance…
Le groupe anglais n’en est pas à son coup d’essai. L’an passé, il a distribué à chacun 15% de prime. Depuis 1950, son système particulier de gouvernance participatif permet un partage des fruits de la croissance. Il est donc naturellement possible, dans un pays tout tourné vers la gloire du capitalisme le plus débridé, de répartir les fruits du travail à tout ceux qui participent au résultat final. Or, depuis longtemps maintenant, les chevaliers servants du MEDEF nous expliquent que cela n’est pas possible sans mettre en péril les entreprises.Chez John Lewis, c’est possible, c’est même primordial. Ils ont surtout compris que c’est en faisant participer les personnels à tout ce qu’il est possible de partager, que l’ensemble avance harmonieusement. Chacun, du plus petit salarié jusqu’aux plus hautes strates de la hiérarchie s’investit, paye de sa personne et participe à la réussite de l’entreprise. Chacun, avec ses spécificités, travaille dur. Il est donc naturel que les bénéfices soient partagés. Ce retour sur investissement permet en outre de garantir constamment un haut niveau de productivité, des gens disponibles, motivés, considérés, et respectueux du système. C’est le principe du gagnant-gagnant, le vrai, pas l’argument bassement électoraliste qui nous a été servi il y a 4 ans.
Cet épisode de capitalisme moral est sacrément isolé. La constante du moment c’est des rémunérations monstrueuses pour la tête, des salaires de misère pour la base, avec en prime, le mépris. La participation, le partage, le dialogue social ne sont que des vues de l’esprit. La masse laborieuse est une armée démotivée, écoeurée, ballotée, qui tirera au flan chaque fois que cela sera possible… J’en fais partie. Pour elle, quoi qu’elle fasse, la seule évolution, le long terme incertain, la variable d’ajustement, c’est l’épée de Damoclès, le chômage, la mort sociale, qui paralyse, et qui empêche encore pour l’heure de se rebeller.
Dans pratiquement le même secteur d’activité, examinons le cas Carrefour, mastodonte du CAC40. Son PDG se goinfre avec 275.000 euros mensuels (sans le variable, les actions gratuites, et tous les accessoires, ce qui triple la rémunération), alors qu’une caissière se contente de 1.100 euros à plein temps. Le groupe employant 490.000 personnes dont 120.000 en France vient d’annoncer début mars un résultat opérationnel pour 2010 de 2,97 milliard d’euros. Avec un tel résultat, le pourcentage à redistribuer serait plus que significatif. Mais là, bizarrement, pas de partage. Tous ceux qui ont contribué à ce résultat n’auront rien, pas le moindre brouzouf, pas même une simple ligne de remerciements dans le rapport présenté à l’assemblée générale du groupe. Je vais donc continuer mon boycott : dans cette usine à broyer producteurs de fruits et légumes, à maltraiter ses personnels et à mépriser ses clients, je n’y ai plus mis les pieds depuis 3 ans…
Maintenant, si son emblématique PDG répartit rien que la moitié des bénéfices équitablement à ses salariés, façon John Lewis, je m’engage à y faire mes prochaines courses à poil…
Je ne prends aucun risque. Ils aiment beaucoup trop les sous…