La Cité de la Musique organise pendant plusieurs mois une exposition sur Brassens pilotée par Joann Sfar (et Clémentine Deroudille). On ne peut que s’en féliciter, tant Joann Sfar est à nos yeux un dessinateur des plus subtils et un cinéaste de grand talent.
Pour rendre compte de l’événement de la Cité de la Musique consacré à Brassens, Gilles Medioni journaliste à L’Express, donne à lire (le 11 mars 2011) les propos de plusieurs chanteurs, et termine son article sur un texte que j’ai écrit en octobre 2001, article qu’il m’avait demandé et que j’avais donné (oui, donné… tout le monde sait bien que les germanistes travaillent pour le roi de Prusse) à cet hebdomadaire, comme ça, en souriant. Les lecteurs de ce blog ont déjà pu découvrir certains passages de mon livre aujourd’hui épuisé « Bonjour Brassens », mais il ne connaissent sans doute pas cet article consacré à La Mauvaise Réputation, puisqu’il a été écrit après la parution du livre. Le voici dans son intégralité. (Je remercie Gilles Medioni d’avoir remis dans l’actualité un texte que j’avais presque oublié).
La Mauvaise Réputation est l’inverse d’un hymne national. Le chant, naturellement fait pour rassembler, est ici chanson de l’homme seul, puni pour avoir osé affirmer sa liberté de vivre comme il «l’entend». Les quatre strophes du texte décrivent quatre moments successifs qui vont de la malédiction (parole) à la pendaison (suppression physique) en passant par la mise à «l’index» (montrer du doigt) et la course-poursuite (persécuter). On se rapproche par étapes successives du corps du délinquant: c’est l’image caricaturale de ce que nous appelons aujourd’hui la pression sociale. Toutes les réactions d’un être humain sont là: individuelles («chemin de petit bonhomme»), sociales («14Juillet»), légales («voleur de pommes») et enfin religieuses («chemins qui… mènent… à Rome»).
Les quatre strophes fondent le «chiffre» personnel du poète qui parcourt toute son œuvre: les «quatre bouts de bois…, de pain» de la Chanson pour l’Auvergnat, La Route aux quatre chansons, Les Quat’z’Arts… L’enfance à quatre de Georges Brassens (père, mère, demi-sœur) joue ici son petit jeu autobiographique. De plus, chaque strophe de La Mauvaise Réputation s’articule autour de quatre rythmes différents: 6/8, 2/4, 9/8, 6/8, changement plutôt rare dans ses chansons, mais qui donne à ce catéchisme de l’anarchiste une allure plus distanciée, plus vive, plus surprenante qu’à l’accoutumée.
Le refrain est habilement glissé à l’intérieur de chaque partie – «Mais les braves gens n’aiment pas que/L’on suive une autre route qu’eux » – et joue le rôle que la «morale» avait chez La Fontaine. Le «que» en fin de vers est une hardiesse reprise de Villon oubliée par la poésie. Ainsi l’ordre social bouleversé est-il souligné par cette licence poétique qui dit que tout est permis. La révolte n’est pas uniquement dirigée naïvement contre la «société»: elle s’attaque au langage d’une façon autrement plus juste et plus efficace.
L’histoire du XXe siècle est tout compte fait l’aventure d’hommes qui passèrent du village (le collectif) à la ville (l’individuel). La Mauvaise Réputation est un déni du monde d’antan, certes, mais ce jadis qui grince est en fait plus largement le «village» que chacun de nous a connu dans l’enfance lorsqu’on nous a insufflé le respect des valeurs traditionnelles. C’est le chant du descellement moderne, l’hymne à l’individualisme où souffle, partout, la liberté.