Ces romans qui en disent long sur la marche du monde

Par Benard

Une œuvre de fiction peut en dire plus sur la réalité d’un pays qu’un épais volume d’histoire. C’est la thèse, exemples à l’appui, du chroniqueur britannique Gideon Rachman.

Financial Times

© ©The Man Booker Prize

 Hisham Matar, auteur du roman“Au pays des hommes”

Pour comprendre la Russie du XIXe siècle, vaut-il mieux lire un livre d’histoire, ouGuerre et Paix? Le livre d’histoire vous dira les faits, mais le roman de Tolstoï vous apportera peut-être une connaissance plus approfondie des choses. Il en va de même pour ce qui est de la politique contemporaine : la fiction peut parfois nous donner une vision des faits plus précise que le documentaire. Le roman dénonciateur et troublant de Hisham Matar,Au pays des hommes[Denoël, 2007], dit ainsi la cruauté de la Libye du colonel Kadhafi avec beaucoup plus d’efficacité que n’importe quel titre de la presse.

Ces dernières années, les journalistes occidentaux ont souvent cédé à la tentation de dépeindre Kadhafi comme un dictateur d’opéra-comique, avec ses uniformes ridicules, ses diatribes interminables et son égérie qu’il décrit – dans un document divulgué par WikiLeaks – comme “sa voluptueuse infirmière ukrainienne”.Au pays des hommesnous rappelle de façon brutale que ce qui se passe dans la Libye de Kadhafi est une tragédie, pas une comédie. Il montre la peur de ceux qui vivent sous la dictature libyenne, les trahisons, les arrestations, la torture et le dérèglement des relations humaines. Le père de Hisham Matar, ancien diplomate et dissident libyen, a disparu au Caire en 1990. Il est peut-être toujours en vie, dans les prisons de Kadhafi. Le roman de son fils a été publié en 2006 et a fait partie des candidats auBooker Prize,la principale récompense littéraire britannique.

L’action, située en 1979, est une amère piqûre de rappel du fait que la Libye souffre depuis longtemps.“Il est de notre devoir d’appeler l’injustice par son nom”, insiste l’un des militants pour la démocratie qui complotent contre le régime. Les rebelles qui se sont soulevés à Benghazi et ailleurs doivent penser aujourd’hui le même genre de choses. Hisham Matar suit les événements depuis Londres, où il vient de publier un nouveau roman,Anatomy of a Disappearance[Anatomie d’une disparition].

La faculté qu’a la fiction de dire l’injustice avec une puissance d’émotion unique fait que les romans sont capables de changer l’Histoire.La Case de l’oncle Tom, de Harriet Beecher Stowe, a attisé l’indignation suscitée par l’esclavage dans les années qui ont précédé la guerre civile américaine.Une journée d’Ivan Denissovitch, d’Alexandre Soljenitsyne, est devenu le récit absolu de l’enfer du goulag soviétique.
Mais quels livres le touriste qui s’intéresse à la politique doit-il mettre aujourd’hui dans ses valises ?

Si Hisham Matar est l’écrivain qui a le plus fait pour dire la réalité de la Libye du colonel Kadhafi,Alaa El-Aswany, auteur deL’Immeuble Yacoubian(publié en 2002 [Actes Sud, 2006]), est celui qui a le mieux rendu l’insatisfaction qui bouillait dans l’Egypte de Hosni Moubarak. Alors que le roman de Hisham Matar est tragique, celui d’Alaa El-Aswany est souvent férocement drôle. Il y dresse cependant le portrait d’un pays où ceux qui essaient d’avancer honnêtement sont freinés et humiliés, pendant que ceux qui sont corrompus et ont des connaissances dans le milieu politique progressent. En lisantL’Immeuble Yacoubian, on comprend vite pourquoi la place Tahrir s’est remplie de jeunes en colère.

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