Les postes de télévision étaient tous allumés, celui de la cuisine, du salon et des trois chambres, tous branchés sur des
chaînes d'informations différentes : les dernières nouvelles sur le séïsme emplissaient la maison. M. Nakamura passait d'une pièce à l'autre, aussi agité qu'un fauve dans sa villa de
lotissement.
Loin, il était si loin de la catastrophe, mais cela faisait plus de vingt quatre heures qu'il écoutait sans interruption.
Comme s'il voulait absorber une partie de la peine et de la souffrance déversée sur les ondes. Il savait que la population entière de la Planète était comme lui, à l'écoute, abasourdie par la
violence de la nature, dans une forme de communion face à l'épreuve.
Il se sentait si proche et pourtant si différent d'eux. Il n'avait de japonais que la moitié de son sang, l'autre venait du
nord de la France où son père, un vrai Nakamura, muté par son entreprise, avait élu famille et domicile jusqu'au jour de sa retraite prise à Orange, dans le sud.
Le Japon, M. Nakamura l'avait presque oublié. La seule fois qu'il y était allé, c'était en janvier 1995, il était encore
adolescent. Il n'en avait que le souvenirs d'un pays dévasté, d'une famille inconnue en deuil, d'une culture si différente et pourtant si révélatrice des histoires transmises par son père. Il
s'était promis d'y retourner, pour fêter Hanami en mars lorsque les cerisiers en fleurs embaument l'air et l'esprit du pays tout entier. Chaque année, les reportages lui rappelaient qu'il avait
une fois de plus raté le rendez-vous. Mais, ce n'était pas grave, il y retournerait l'année prochaine… c'est l'excuse qu'il ne se donnait même plus la peine de trouver depuis quelques
temps.
Mais cette fois-ci, il n'y retournerait pas, pas tout de suite. Non, il ne voulait pas, encore une fois, fouler la terre de
ses ancêtres dans le chaos, n'avoir pour racines que le champ d'une bataille entre des éléments en furie.
Aujourd'hui, comme par exception d'une nature capricieuse, le vent d'est soufflait par rafales, un peu comme le mistral,
mais accompagné de nuages et de pluie. M. Nakamura demanda aux nuages s'ils avaient survolé son pays devenu si proche en un instant. Le vent se contenta d'ébouriffer le prunus en fleurs, dont les
pétales roses et blancs recouvraient en nappes irrégulières le jardin bien entretenu.
M. Nakamura retrouva un peu de sérénité et se laissa bercer un instant par de tendres pensées éternelles pour ses
concitoyens du monde. Il pensa à son ami de Séguret, expatrié à Tokyo. Un an sans nouvelles !
Il fallait qu'il lui écrive, tout de suite. Que le nouvel an n'ait pas fait l'objet d'une carte noyée parmi des dizaines,
que les vacances d'été n'aient pas été l'occasion d'un repas dans sa maison familiale, tout cela n'avait plus d'importance, il devait lui demander de ses nouvelles, savoir, là maintenant. Son ami
devait aller très bien, au vu de sa condition privilégiée. Mais qu'en savait-il? Il s'en voulut instantanément.
La mer, en envahissant les terres, avait-elle fait une distinction entre les bateaux de pêcheurs et les yachts? Avait-elle
épargné les berlines pour se ruer sur les vélos? Non, les hommes, les animaux, qu'ils soient de race ou non, les biens matériels, tous avaient certainement été balayés, broyés, roulés, noyés sans
distinction dans la mâchoire liquide.
Une fois le courrier électronique envoyé à son ami, M. Nakamura revint aux informations. Le Japon commençait à se diluer dans
le reste, non moins putride. Les vautours de la finance internationale, après avoir spéculé à la baisse sur la Grèce et l'Irlande, spéculé à la hausse sur le pétrole, revenaient à la baisse sur
le Japon, empochant au passage des millions d'euros, de yens ou de dolars, gagnés en quelques clics sur les malheurs du monde.
Les candidats aux élections cantonales battaient la campagne. Ceux de la ligue du sud continuaient de déverser leur haine
sur les autres, les étrangers, mêlant religion, origine géographique et condition sociale. Pourquoi cracher sur son voisin? Comment cracher sur l'humain. La Terre du sang. Qui sommes-nous pour
nous approprier une terre quand, dans un soubressaut, celle-ci peut nous rapeler notre fugacité?
Les huissiers français se préparaient à déverser leurs premières vagues d'expulsions dans la semaine à venir, rituel
printanier de nos sociétés modernes.
Les relations internationales n'avaient pas meilleure mine. Notre président venait encore de se précipiter pour jouer les
redresseurs de torts, pour sauver le monde. M. Nakamura eut envie de lui crier de se taire! Oui, de se taire et de se faire oublier. La France était seule une fois de plus, seule à vouloir
envoyer l'armée en Lybie, seule à ne pas envoyer d'aide au Japon…
Puis les chiffres du désastre reprirent leur valse éfrénée. On comptait de 1500 à 10 000 voire 20 000 morts. La nouvelle
menace venait du nucléaire. Tous les plus grands spécialistes se relayaient à l'antenne, chacun apportant un élément de plus aux scénarios possibles. On allait du discours sirupeux à la
catastrophe planétaire grâce à des shémas, des courbes, des termes spécifiques. Sur les chaînes françaises, les présentateurs se voulaient rassurants. La France ne pourrait pas être touchée par
le nuage, comme pour Tchernobyl, et chez nous, les centrales étaient bien sécurisées…
M. Nakamura fit le tour de la maison et éteignit les télévisions. Il se rendit dans son garage, trouva un ciseau à bois et un
couteau en serpette que son père lui avait donnés. Il alla couper une branche du prunus au bois très dur et droit. Il s'assit sur la terrasse, à-même le sol, et commença à tailler son morceau de
bois. Les gestes que lui avaient montré son père lorsqu'il était enfant revinrent instinctivement; les copeaux se dispersèrent en cercle autour de lui. De l'arbre brut, il tailla une épingle à
chignon et sculpta la tête. La sérénité, cette fois-ci, envahit le corps et l'esprit de M. Nakamura, rejetant les idées noires hors du cercle.
Sa femme allait bientôt rentrer avec les enfants, il était prêt à l'accueillir comme il se doit. Elle sera certainement
étonnée de ce cadeau, mais comprendra, en voyant le sourire de son mari.
À l'image du peuple japonais, M. Nakamura se devait d'être digne dans la douleur, offrir un visage serein. Ce serait son hommage.
Dominique Lin