Tout d’abord, il faut éviter tout jugement hâtif ou caricatural. Pour beaucoup, Servier a « roulé dans la farine » les autorités du médicament. Cette entreprise privée, mue par ce que l’Inspection générale des affaires sociales (IGAS) décrit comme la recherche de la rentabilité et « le goût du profit », aurait caché la réalité pour maximiser ses profits. Pire, une fois le scandale découvert, son dirigeant fondateur continuerait de nier la réalité.
Or, selon les propos d’une dirigeante de Servier, « le Mediator ne représentait que 0,7% du chiffre d’affaires du groupe » (JDD, 8.01.11). Difficile de croire que l’appât du gain ait pu inciter le laboratoire à cacher la réalité pour préserver ses profits et faire courir des risques inutiles aux patients. Les entreprises investissent des millions dans des actions de communication pour créer et maintenir une réputation qui du jour au lendemain peut être ruinée en cas de scandale. Leur intérêt est de retirer au plus vite un médicament qui ferait courir de trop grands risques à leurs clients.
Le nombre de décès liés au médicament ne démontre-t-il pas pourtant le contraire ? Ce n’est pas évident. La justice devra tirer l’affaire au clair et prévoir l’indemnisation des victimes, mais il semble déjà évident que les chiffres avancés en matière de décès posent des questions.
D’un côté, on trouve une estimation « entre 500 et 1.000 décès » qu’un de ses auteurs, Irène Frachon, n’a pas jugée suffisamment étayée pour la citer dans son propre livre. Comme elle le précise dans une interview (Télégramme, 15 octobre 2010) : « Je ne l’ai pas reprise parce que ce n’était qu’une extrapolation. Mon livre ne présente que des données sûres, j’ai donc écarté cet élément. » L’extrapolation de l’épidémiologue Catherine Hill à partir de données de la CNAM pose elle aussi des questions. Elle est construite à partir d’une règle de trois et d’une étude portant sur quatre ans à peine, recensant 64 décès dont un certain nombre sont clairement causés par d’autres maladies que celle du coeur (tumeur au cerveau, leucémie). C’est pourtant sur la base de cette étude, correspondant selon Catherine Hill (JDD, 19.12.10) à une consommation de 17 millions de boîtes de Mediator, qu’on arrive au chiffre de 500 décès au minimum en trente ans. D’un point de vue méthodologique cela mérite d’être creusé.
Au-delà de la nécessaire analyse de la pertinence des chiffres avancés, il faut aussi éviter d’en conclure qu’une application encore plus sévère du principe de précaution évitera de futures crises. Promettre le risque zéro en matière de santé est une voie dangereuse. Elle peut conduire à supprimer toute innovation et donc nous faire courir d’autres risques sanitaires comme celui de devoir se soigner avec des médicaments vieux, surdosés, aux nombreux effets secondaires. Plus encore, l’application de ce principe dans le cas du médicament promet d’allonger les procédures d’autorisation de mise sur le marché.
Or, le risque lié à un médicament n’est pas seulement dans sa consommation mais aussi dans le fait de ne pas l’avoir à sa disposition. Quand un médicament est finalement autorisé à être mis sur le marché, c’est parce qu’il est jugé sûr et qu’il aurait – si on l’avait su plus tôt – soulagé les souffrances ou évité les décès de tous ceux qui n’y ont pas eu accès pendant la procédure d’autorisation. Plus elle est longue, plus le nombre de personnes potentiellement menacées s’accumule. Or, les victimes de ce processus ne sont pas identifiables parce qu’elles ne savent souvent pas qu’elles auraient pu être sauvées par un médicament qui n’a pas encore été autorisé ou qui ne sera peut-être jamais créé, compte tenu du coût que fait peser cette procédure sur la production de nouveaux médicaments.
Les victimes de la consommation d’un médicament sont quant à elles bien visibles. Ainsi, à chaque nouveau scandale, la tentation sera forte de vouloir renforcer le dispositif précautionniste et ainsi donner l’illusion que le système ne fait pas de victime. Rien n’est moins vrai et l’affaire du Mediator ne devrait pas le faire oublier. Elle devrait, au contraire, nous amener à réfléchir au meilleur moyen d’arbitrer entre la recherche de sécurité, l’efficacité des produits et leur mise à disposition du public plus ou moins rapide.
La solution n’est pas non plus à rechercher du côté d’une énième réorganisation ou de la re-réglementation d’un système qui l’est déjà beaucoup trop. Les derniers scandales sanitaires montrent que la gestion centralisée du risque est loin d’être la panacée et empêche la gestion du risque au niveau le plus proche des personnes concernées. Comme la solution idéale n’existe pas en soi, il faudrait qu’elle puisse émerger au fur et à mesure. Aussi, il faudrait au contraire s’atteler à privilégier un système favorisant l’apparition de ces informations qui nous font défaut.
C’est pourquoi une solution intéressante, trop souvent écartée, se trouve dans la mise en concurrence de l’autorité de régulation avec des organismes privés de certification. Cela permettrait d’éviter de tomber dans les écueils que représentent l’excès de précautions ou – au contraire – le laxisme en matière de contrôle de sécurité ou d’efficacité des médicaments.