La soirée avait démarré sur les chapeaux de roues, à peine entré dans le café où le patron avait réuni quelques amis pour fêter son départ à la retraite, j’avais hérité d’un verre et l’on me poussait gentiment vers le comptoir.
Amédée nous quittait, l’heure était venue pour lui de rendre son tablier et son tirebouchon. Le rideau de fer du troquet avait été baissé plus tôt que d’habitude ce soir et pour la dernière fois. Seuls quelques habitués avaient été invités à célébrer l’évènement, mais devions nous nous réjouir ou nous en attrister ? Les deux certainement, la joie pour Amédée qui dès demain partirait retrouver son village natal du Beaujolais où l’attendait déjà depuis une dizaine de jours sa femme dans leur petite maison familiale. Il nous avait montré les photos, une maison entourée d’un modeste jardinet où il se proposait de faire des légumes « pour la soupe du soir, pas plus ! », un bout de terre sans réelle valeur marchande mais où s’amoncelaient tous les souvenirs d’une vie, la trace d’un passé lointain que se partageaient ses parents et ses grands-parents et même au-delà certainement si Amédée s’était donné la peine de dresser son arbre généalogique.
En tout cas il était heureux l’Amédée, fini tout ça, les horaires déments, les clients de plus en plus rares dans son rade vieillot, les pochetrons qu’il fallait raccompagner jusqu’au trottoir, les mauvais payeurs dont l’ardoise s’allongeait, les impôts et les taxes. De le voir si content, nous l’étions aussi, les toasts succédaient aux toasts, les verres vides ne le restaient pas. Chacun y allait de son anecdote, les plus anciens se souvenaient de l’arrivée d’Amédée déjà une quarantaine d’années quand il avait pris la succession d’un auvergnat dont on ne se rappelait plus le nom mais qui avait de grosses moustaches, d’autres évoquaient des soirées animées de l’ancien temps quand les clients étaient nombreux « avant que la télé ne bousille tout ! » comme répétait sans cesse le concierge de l’immeuble voisin, obligé de rester assis à cause de sa guibole qui n’en pouvait plus.
La joie n’est jamais loin de la tristesse, avers d’une pièce dont chaque rebond décide de notre humeur. Si nous étions heureux pour lui, nous savions tous qu’après son départ nous resterions orphelins, définitivement. Le café n’avait pas été vendu à un repreneur mais à une société immobilière qui raflait tout ce qu’elle pouvait dans le quartier. Insalubrité, vieux, triste, seraient des mots qui allaient disparaître du vocabulaire d’après des prospectus distribués dans les boîtes aux lettres, moderne, vivant, commerces, les remplaceraient avantageusement.
Amédée parti, le café fermé, nous savions que nos jours seraient comptés. Où aller boire un petit jaune pour l’apéro, un calva après le repas et une petite mousse dans l’après-midi ? Où aller lire Le Parisien avec le café du matin tout en discutant des résultats du foot de la veille au soir ? Et la partie de belote en fin de journée quand il pleuvait, et… Nous avions mille raisons de venir chez Amédée, aucune pour aller dans ces cafés modernes rutilants avec une télé à écran plat qui diffuse des clips gueulards et des garçons qui vous tendent une carte des cocktails quand vous ne désirez qu’un peu de chaleur, une discussion sans prétentions entre hommes et un ballon de rouge d’une cuvée dénichée par le patron lui-même.
Amédée retenait ses larmes d’émotion, nous retenions les nôtres d’amertume et de solitude annoncée. Il était tard maintenant, les bouteilles vides s’alignaient sur le comptoir, les conversations à voix pâteuses se ralentissaient, certains commençaient à regarder leur montre quand le patron s’écria « Mes amis, j’en ouvre une dernière, le temps d’aller la chercher ! ». Disparaissant par une trappe, il remonta de la cave avec ce que nous prîmes d’abord pour un effet désagréable et pervers de l’excès d’alcool, mais qui s’avéra bien être ce que nous voyions, à savoir une bouteille, mais énorme. « Salmanazar ! » (1) hurla-t-il à nos oreilles, comme un cri de guerre. S’avançant au milieu de la salle, il déposa sur une table son énorme butin, une bouteille de champagne qui aurait fait passer un jéroboam pour une mignonnette. « Préparez vos verre ! » lança-t-il, tout en s’escrimant comme un beau diable pour ouvrir le machin. Quand enfin il y réussit, c’est à deux qu’ils s’y mirent pour remplir les verres, non sans en verser à côté autant que dans les godets. Le bouge prenait un air de marécage. « A la bonne vôtre ! » tous nous bûmes ce dernier verre, le pot de l’amitié, et même s’il en fut un qui geint timidement « Tépide ! » (2) tout en faisant claquer sa langue, nous savions tous que nous vivions un de ces moments dont on se souvient toute une vie, un de ces moments fort en émotions.
1- Salmanazar : nom masculin. Bouteille de champagne contenant l’équivalent de douze bouteilles champenoises.
2- Tépide : adjectif. Tiède (vieux ou littéraire). Au figuré : qui manque de caractère.