"France 3 : Le Pen ou jamais", par Laurent Joffrin

Publié le 12 mars 2011 par Letombe

Déferlement de clichés anti-musulmans hier soir, dans l'émission de Frédéric Taddéï "Ce soir ou jamais". Une opération de propagande lepéniste.

La télévision française est-elle en voie de lepénisation ? Incroyable débat hier soir sur France 3 dans l'émission de Frédéric Taddéï "Ce soir ou jamais". Déjà le titre inspirait la plus grande méfiance : "Marine Le Pen : la montée du sentiment national", intitulé faussement anodin qui décernait d'emblée au parti lepéniste une prééminence dans la représentation de la nation, et désignait implicitement les autres partis comme des entités moins françaises que lui (comme si le sentiment national, dont "la montée" expliquerait le phénomène Marine Le Pen, était par définition nationaliste, identitaire, ethnique, alors que la nation française, dans son acception républicaine, justement, est plurielle, universaliste et qu'un sarkozyste ou un socialiste, qu'on sache, peuvent tout de même exprimer eux aussi une version du sentiment national, même si elle n'est certes pas celle que défend Taddéï).

Sous ces auspices sciemment biaisées, le présentateur avait composé son plateau avec une rare perversité. D'un côté, trois représentants d'une droite extrême, chacun dans son style ou sa partition, Paul-Marie Coûteaux, ancien chevènementiste devenu le chantre de la "droite nationale" (en fait, du lepénisme), William Goldnadel, l'un des représentants les plus à droite de la communauté juive, pourfendeur du "racisme anti-blanc", et une dame Tasin, organisatrice des "apéros saucisson-pinard", se présentant ouvertement comme islamophobe. De l'autre, un sociologue de la droite qui postulait que la gauche avait disparu, ce qui le dispensait d'en défendre les idées, un Emmanuel Todd très fatigué, qui s'accordait avec les autres pour postuler la mort de l'antiracisme et de "la pensée unique" démocrate et européenne ; enfin une porte-parole des "Indigènes de la République", censée sans doute défendre les musulmans, et qui en donnait une image caricaturale, arrogante, péremptoire et confuse, paraissant souscrire à la plupart des idées exprimées, sauf quand elle dénonçait soudain, sans la moindre démonstration, la nature essentiellement raciste de la République française. Le plus à gauche – ou plus exactement le plus républicain, - était finalement Alain-Gérard Slama, éditorialiste au Figaro, qui tenta d'introduire dans la discussion quelques élément de bon sens.

Logorrhée xénophobe

Un tel déséquilibre dans le débat permit d'assister à ce phénomène inédit, même en ces temps de rejet des "tabous" et de la "bienpensance" : un déferlement de clichés anti-musulmans proférés par cette dame Tasin (religion "totalitaire", dictature musulmane à l'école, destruction de l'identité française, laïcité mise en pièce par l'islam français, tout cela dénoncé par une fanatique sectaire qui répartit la population en deux catégories, les bons Français d'un côté, les musulmans de l'autre, comme si les musulmans étaient par construction étrangers à la nation, quand bien même ils seraient Français nés en France), sans que quiconque ne vienne contredire – surtout pas Taddéï – cette logorrhée xénophobe (pardon : islamophobe).

Imaginons que les mêmes propos aient été tenus à propose de n'importe quelle autre minorité (juive par exemple), le scandale eût été immédiat et national. Mais comme il s'agissait des musulmans, le prêche haineux de la shootée au saucisson (lequel joue dans son esprit le même rôle envers les musulmans que les gousses d'ail vis-à-vis des vampires dans les films d'horreur) était accepté comme une opinion parmi d'autres, de bon ton, certes un peu contestable, mais représentative d'un courant important de l'opinion, qu'on laisse parler sans réagir comme si ces appels à la discrimination, finalement, devenaient des banalités.

Opération de propagande lepéniste

Qu'on s'entende : tous ces braves gens ont évidemment le droit de s'exprimer à la télévision. Mais l'honnêteté élémentaire eût consisté à leur opposer au moins un adversaire digne de ce nom, qui eût rappelé, par exemple, que les Français musulmans ont droit de cité en France, que les étrangers ne sont pas tous des envahisseurs, que leur présence ne s'apparente pas à une dictature, qu'ils ne sont pas tous fanatiques, que l'Islam n'est pas, par définition, une religion diabolique, que Marine Le Pen n'a pas forcément le monopole du patriotisme, que la gauche a encore deux ou trois choses à dire, que la République française, conformément à sa tradition (son identité ?) ne doit pas être culturaliste et ethnique mais tolérante et ouverte sur la différence.

Chacun organise les débats qu'il l'entend et personne ne contestera à France 3 le droit d'accueillir les discussions les plus orientées ou les plus malhonnêtes (c'est un genre) : même aberrante, l'expression est libre. Mais chacun a le droit en retour d'appeler cette émission par son nom : une opération de propagande lepéniste au coeur de la télévision publique.

Laurent Joffrin

(Nouvelobs.com)

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