Le guignon d'hiver.
Vers le temps que l'arbre s'effeuille,
qu'il ne reste aux branches feuille
qui ne tombe à terre,
terrassé par la pauvreté
qui de toutes parts m'assaille
en cet hiver
qui a bouleversé le cours de ma vie,
je commence mon très triste dit
par un pitoyable récit.
C'est peu d'esprit et peu de mémoire
que m'a donnés Dieu, le roi de la gloire,
peu de bien aussi,
et froid au cul quand souffle la bise :
le vent me vente au visage, le vent m'évente,
et c'est trop souvent
que je sens les rafales du vent.
Le guignon m'avait bien promis
tout ce qu'il me livre :
il me paie bien, il s'acquitte bien envers moi,
et pour un sou il me rend une livre
de misère.
Pauvreté s'est de nouveau abattue sur moi ;
sa porte m'est toujours ouverte,
je suis toujours chez elle.
Le guignon d'été.
Quand je pense à ma folle passion
qui n'a rien de raffiné ni d'élevé,
bien ordinaire au contraire, et ordinaire
celui qui en est la proie,
je gémis sept jours sur sept,
et j'ai de quoi.
Jamais personne n'a connu détresse pareille à la mienne :
tout au long de l'hiver
j'ai tant œuvré
et tant dans mon oeuvre me suis occupé
que par mon ouvrage je n'ai pu recouvrer
de quoi me couvrir.
Fol ouvrier, oeuvre de folie
que d'oeuvrer sans rien recouvrer !
Je suis toujours perdant
et le guignon est si habile
qu'il dit à celui qui entre dans son jeu :
“Échec à la découverte !”
Après quoi, plus de recours.
En juillet, il se croit en février :
quand ses dents claquent,
le guignon lui répond : “Échec”.
Le plus habile finit par s'habiller d'un sac :
voilà où conduit le guignon.
Rutebeuf (1230, vers 1285) (Poèmes de l'infortune)
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