Nous publions ce mois ci aux editions Almora une traduction du début du texte fondamental de l'advaita : le Brahmasutrabhashya de Shankara, c'est-à-dire le commentaire de Shankara aux Bramasutras.
Il s'agit d'une réédition de la traduction de Louis Renou (1951), épuisée depuis longtemps.
Voici un extrait de la préface de Michel Hulin :
"La partie de l'oeuvre traduite et annotée ici par Louis Renou est la première section du premier chapitre, soit 31 sūtra avec leur commentaire, auquel il convient d'ajouter une sorte d' «Introduction générale ». Cela représente à peine le dixième du texte shankarien, mais c'est dans ces pages que se trouvent exposés les fondements de la doctrine et notamment la théorie dite de la « surimposition » (adhyāsa) réciproque du Soi et du Non-Soi. Celle-ci est destinée à construire une passerelle intelligible entre l'essence idéale de l'homme, telle qu'énoncée dans la parole upanishadique Tat tvam asi (« Tu es Cela », à savoir le brahman ou l'absolu), et la condition humaine de fait. Le sujet humain qui se sait coïncider en droit avec la réalité ultime se perçoit en même temps comme une entité à tous égards limitée, contingente, asservie au cours du monde et vouée à la souffrance. La surimposition réciproque du Soi et du Non-Soi est alors présentée à la fois comme logiquement inconcevable et pourtant comme effective de toute éternité en tant que forme primaire de la « nescience » (avidyā) ou « ignorance métaphysique », connaturelle à tout vivant, humain ou autre. Sous l'empire de cette ignorance, le Soi s'agrège diverses déterminations étrangères ou « conditions limitantes extrinsèques » (upādhi). Celles-ci sont empruntées au monde sensible et cristallisent sous la forme d'un « corps propre » formé d'une hiérarchie d'organes de sensation et d'action fonctionnant en synergie. Śaṅkara montre alors comment cette surimposition est à la base de tous nos comportements empiriques – qu'ils soient d'ordre cognitif, volitif ou affectif – et comment nous acquérons ainsi le statut d'une individualité concrète (jīva), plongée dans le monde phénoménal et soumise à toutes sortes de vicissitudes dont la forme la plus générale est constituée par la perpétuelle Transmigration des âmes ou saṃsāra.
La finalité des sūtra se dévoile alors en pleine lumière : faire cesser la surimposition du Soi et du Non-Soi grâce à la connaissance, qui doit devenir intuitive, du brahman non-duel. La cessation de la surimposition apparaît alors comme la condition nécessaire et suffisante de la cessation de la Transmigration, donc de l'accès à la délivrance (mokṣa). En consonance avec cela, le Commentaire des quatre premiers sūtra montre en quel sens le brahman est voilé par la nescience en même temps qu'il est révélé par la parole védique, de sorte que sa véritable essence doit faire l'objet d'une élucidation systématique. Cette discussion se poursuit dans les sūtra suivants ((5 à 31) , à propos desquels Śaṅkara, s'appuyant sur les méthodes de lecture du corpus védique mises au point par l'école exégétique de la Mīmāmsā, s'applique à définir des critères d'interprétation des textes sacrés. C'est là qu'apparaît pour la première fois la distinction du brahman suprême ou « au-delà des attributs » (nir-guṇa) et du brahman « porteur d'attributs » (sa-guṇa), interprétable comme Suprême Seigneur, Créateur de l'univers, objet légitime du culte et de la prière.
Le groupe formé par l'Introduction et les quatre premiers sūtra contient ainsi, sous une forme condensée, le Vedānta non-dualiste tout entier. Aussi cette portion du texte a-t-elle fait l'objet à son tour de gloses particulièrement détaillées et minutieuses, parmi lesquelles on mentionnera celles de Padmapāda (VIIIème siècle) – un disciple direct de Śaṅkara – de Vācaspati Miśra et de Prakāśātman (Xème siècle). En attendant que ces dernières deviennent elles-mêmes accessibles en traduction française, la réédition de ces « Prolégomènes au Vedānta » de Louis Renou, depuis longtemps épuisés, doit être saluée comme un événement. Le lecteur y trouvera en effet non seulement un rendu extrêmement fidèle et précis du discours shankarien mais aussi l'éclairage supplémentaire procuré par l'explicitation des articulations internes du texte, et notamment de la structure dialogale qui lui est inhérente. Particulièrement bienvenues également sont les nombreuses notes de bas de page révélant le recours constant de Śaṅkara aux méthodes d'interprétation propres d'une part à la tradition grammaticale et, de l'autre, à la Mīmāmsā. En ramenant ainsi à la lumière cette magistrale Introduction au Vedānta, les Editions Almora ont rendu un service insigne à la cause des études indiennes classiques dans les pays d'expression française." M. Hulin