Le Parlement Européen est une institution internationale relativement fascinante : son siège est à Strasbourg, son secrétariat général est à Luxembourg et ses commissions sont à Bruxelles, et ce depuis plus de 50 ans. Cette organisation, ciselée dans la logique et le compromis politique les plus mous, aura permis l’installation d’une routine ahurissante de déplacements de députés, de personnel et de dossiers physiques, ainsi qu’une infrastructure informatique migrainogène que rien ne semblait pouvoir arrêter. Pourtant, petit à petit, des voix se font entendre pour demander l’arrêt de cette conspiration tranquille pour griller des thunes en toute décontraction.
Et c’est ainsi que mercredi, les députés ont voté une modification des séances plénières tenues à Strasbourg, ce qui va leur épargner un aller-retour en France.
Evidemment, ça n’a pas loupé : l’intelligentsia française, outrée et le bourrichon tout remonté contre cette atteinte scandaleuse à la dépense dirigée d’argent gratuit vers une ville de chez nous, s’est immédiatement fendue de communiqués rageurs par la voix de Laurent Wauquiez, le gâte-sauce en charge des affaires européennes dans la grande cuisine gouvernementale française.
Rouspétance et ronchonnements, il déclare ainsi :
« On va tout mettre en oeuvre pour protéger le fait que le Parlement européen reste et demeure à Strasbourg. Si jamais on doit saisir la Cour de justice, on saisira la Cour de justice. »
Il manque un petit « non mais enfin quoi bon franchement scrogneugneu« , mais l’idée y est.
En fait, les députés ont utilisé une petite astuce légale pour éviter de se cogner une semaine supplémentaire à Strasbourg.
Outre l’aspect pratique et de pure contingence que cette petite bricole aura permis, il faut noter que ces déplacements sont extrêmement coûteux, puisqu’évalués à 10 millions la séance, soit, cher Laurent Wauquiez, 5000 salaires au SMIC charges incluses, ou, si on veut le prendre autrement, 10 smicards qui travaillent pendant 40 ans et qu’on amène à la retraite tous frais payés. Et ce, chaque semaine de session, à chaque déplacement des 700 parlementaires et de leurs assistants (soit plus de 3000 personnes à transhumer bêtement).
À la fin d’une année, on obtient tout de même plus de 120 millions d’euros, et 150 en tenant compte des frais qu’engendre un secrétariat déporté à Luxembourg et l’infrastructure nécessaire pour gérer trois sites majeurs d’activité au lieu d’un. Si, toujours, on sait compter, cela fait, tous les ans, 150 smicards qu’on pourrait embaucher pendant 40 ans et gentiment amener à la retraite.
Mais non.
Wauquiez, il s’en contrefout complètement de ces sommes dilapidées en voitures avec chauffeurs, trains, avions, camions de documents déplacés entre Bruxelles et Strasbourg et retour. Il s’en tape le cul contre les cocotiers de la banquise de la facture carbone de ce bordel strictement inutile. Il n’en a rien à carrer de ces 150 millions qu’il ne sort pas de sa poche. Il s’en tamponne vigoureusement des milliers d’emplois que ces sommes auraient pu pourvoir, ou, plus exactement, que ces sommes dilapidées détruisent systématiquement, selon le principe imperméable à l’intelligence opaque des politiciens du Ce Qui Se Voit Et Ce Qui Ne Se Voit Pas.
Ce qu’il veut, le Laurent, c’est qu’on continue à pisser du pognon sur les trajets intra-européens pour une clique ultra-privilégiée. Ce qu’il veut, c’est que Strasbourg continue de recevoir les mannes européennes pompées sur les 26 autres pays, parce que :
« Je ne veux pas d’une Europe uniforme, toute concentrée à Bruxelles. Strasbourg, c’est l’endroit où le Parlement européen peut respirer. C’est l’endroit où il est loin des lobbies. »
Eh oui : tout situer à Bruxelles, ce serait trop simple, trop uniforme, il y aurait des méchants lobbies, et le Parlement serait étouffé, à l’étroit. Il a besoin de se dégourdir les jambes, le Parlement, d’aller trottiner dans les vastes prairies européennes, d’aller grignoter de la choucroute payée par les autres !
Et tant pis si, selon une étude de l’université de Zurich, rendue publique début 2011 (et dont on retrouve les chiffres ici), 91% des députés préfèreraient Bruxelles à Strasbourg si un seul site devait être retenu, contre 70% en 2010. Tant pis si seulement 28% des Français choisiraient Strasbourg. Tant pis, en somme, si ça coûte un pont, ça enquiquine tout le monde à commencer par les intéressés !
Il faut que le Parlement reste à Strasbourg parce que … parce que … parce que bon !
Eh bien non, mon cher Laurent.
Même si on peut clairement soupçonner que ce vote cache des manœuvres en coulisses de certains eurosceptiques britanniques, on ne peut pas oublier l’argument principal, le coût faramineux supporté par les contribuables d’une organisation bancale et absurde.
Et on peut même parier, cher Laurent, que si vos finances personnelles étaient liées à la bonne marche du pays ou à la bonne tenue des budgets européens, vous ne laisseriez pas passer ce genre de dilapidation. Si, comme les députés slovaques, à chaque déficit lamentable du budget français, votre salaire était amputé, si, à chaque augmentation des dépenses de l’état, vos indemnités étaient diminuées à proportion, pas de doute : vous seriez immédiatement contre ce genre de procédés absurdes.
Mais rassurez-vous, mon brave Laurent.
En France, si tout se termine parfois par des chansons, cela se finit en tout cas tout le temps par un gros banquet aux frais du contribuable.
Et, j’en suis certain, on vous y trouvera.