Par Elodie Trouvé - BSCNEWS.FR / Le nouvel essai de Pacôme Thiellement est consacré au décryptage de la télévision et notamment de la série « Lost ».
Après un essai sur Led Zeppelin et un autre sur David Lynch, pourquoi à nouveau cet intérêt pour le monde de l’image télévisuelle ?
J’ai toujours eu un rapport particulier avec l’image en mouvement et le genre de narration qu’elle propose. En marge de mes activités d’auteur de livres théophaniques, herméneutiques et burlesques, je suis également vidéaste en collaboration avec Thomas Bertay. Nous sommes en train d’achever une série de 52 films que nous traitons depuis onze ans, des programmes d’orientation, de conditionnement, déconditionnement, reconditionnement, des films expérimentaux ésotériques à base de montages qui ont été présentés au Palais de Tokyo il y a un an, et plus récemment au Parti Communiste Français dans le cadre de l’événement « Politique zéro ».
La construction de vos livres se présente également comme une sorte de montage.
Oui. On bascule dans un chapitre de Alep au XIVe siècle et Sohrawardi à un épisode de Lost nous permettant de réfléchir sur la télévision, à ses commencements, à quoi elle renvoie, à la question des images d’Epinal, à qu’est ce que l’on voit dans cette image. Ce dernier livre est un essai sur la création du regard parfait à partir de la série Lost. Le véritable sujet de Lost, c’est l’orientation par des films. C’est très clair dès la deuxième saison. Un film d’orientation est un film qui indique à son spectateur comment agir, décrit les actions à faire dans telle et telle situation, du conditionnement pur ! Par exemple, dans les entreprises, il existe la plupart du temps une vidéo d’orientation institutionnelle montrée aux employés qui indique que, quand le bouton rouge s’allume là, il faut réagir de telle ou telle manière, faire telle ou telle action. Dans Lost, les héros découvrent les films d’orientations de la série en même temps que les spectateurs… Ca c’est intéressant car par analogie et une mise en abîme, la série Lost parle du fait que les spectateurs sont autant responsables que les personnages de la série qu’ils sont en train de regarder et de son devenir.
Un clin d’œil à la télé réalité ?
Lost a dès le départ travaillé à partir des formes de la télé réalité. C’est une réponse à des programmes de type Survivor. Les personnages de Lost sont sur une île et doivent survivre. Dans la saison 2, il y a énormément de scènes qui fonctionnent comme des scènes de téléréalité. Par exemple les héros se retrouvent coincés dans un bunker, ils ne peuvent pas sortir. On a clairement le sentiment qu’ils sont dans le Loft, des espèces de rats de laboratoires obligés de survivre, de faire des choix, d’agir, tout en étant regardés et surveillés par une caméra. Au fur et à mesure des épisodes et des saisons, ces héros traversent progressivement toutes les sphères que le spectateur lui-même peut entretenir avec l’image télévisuelle. On voyage dans différents genres de fictions ainsi que dans des types de relations établies entre la télévision et le téléspectateur.
Il y a également une dimension apocalyptique dans cette série.
Oui, il y a une catastrophe préalable qui est celle d’avoir perdu la tradition, perdu l’Orient métaphysique. Cette catastrophe présente dans Lost, se retrouve dans tous les textes sacrés. Elle est comparable à la chute dans le temps, au moment où l’homme tombe dans l’histoire et perd son identité divine. Cette catastrophe est datée dans tous les textes sacrés au moment du passage à l’âge de fer, il y a 4000 ans, ce que l’on appelle l’âge sombre. Dans ces grands textes métaphysiques de Sohrawardi, Ibn Arabi ou d’Attar, cela renvoie à l’idée que l’homme est en prison en Occident, moins en tant que zone géographique opposant occident et orient, que comme métaphore s’opposant à l’Orient en tant que zone invisible, frontière entre notre monde et l’au-delà. Pour Sohrawardi par exemple, être en Iran c’est déjà être en Occident, synonyme de ténèbres.
Cette dimension métaphysique est-elle clairement assumée dans la série Lost ?
Progressivement, elle devient de plus en plus clair au fil des saisons. Au départ, les créateurs de la série n’en avaient pas pleinement conscience.
Une série peut donc échapper à ses auteurs ?
Oui, si elle est sous la protection d’un ange ! C’est le cas dans Lost, cette série est écrite par un maître invisible. Dans le scénario de la série, les personnages sont magiques, leurs actions se dessinent sur la tapisserie d’un être invisible qui s’appelle Jacob, et on peut considérer que les auteurs de la série sont dictés eux-mêmes par un être invisible. C’est mon point de vue, l’interprétation que j’en fais dans cet essai en tout cas. Rien ne venant la nier, la mettre en doute lorsque l’on regarde la série.
Par rapport à la télévision en générale, puisque c’est également le propos du livre, qu’en est-il du rapport de l’image avec le téléspectateur ?
Lost comme mon essai, sont une tentative de reconduire la télévision à des principes qu’elle pouvait incarner au départ et qu’elle n’a pourtant jamais incarné, une télévision comme révélateur de l’être, comme miroir de son téléspectateur. Une télévision au conditionnel. C’est extrêmement grave de parler au conditionnel, c’est contraire à l’histoire. Dans la réalité, il s’est passé exactement l’inverse : on a crée des téléspectateurs à l’image de ce que la télévision présentait. Mais dans l’idéal de départ de la télévision qui a été incarné par des figures comme Jean-Christophe Averty, Bill Viola, Jean Frappat, Pierre Schaeffer, Pierre André Boutang, ou la BBC qui est restée très proche de cette ambition là avec les émissions d’Adam Curtis, il s’agissait de faire une télévision gnostique, de connaissance, un miroir de la révélation de l’être. En France, nous avons été coupé de ça à la fin des années 70, avec l’invention de Médiamétrie, l’institut de sondage qui va dire ce que les téléspectateurs pensent de la télévision. Mais à partir d’un panel qui est un fantasme lui-même. Médiamétrie est un projet de téléréalité en soit puisque 3000 foyers à l'époque, et (quel progrès !) 5000 aujourd'hui décident de toute la télévision ! On pourrait d’ailleurs imaginer une émission de téléréalité ou un seul spectateur déciderait de tout ce que les autres doivent regarder ! Se serait un projet pour aller au plus loin de cette tentative absurde de la télévision de recréer l’humanité au lieu d’en être le miroir le plus fidèle.
Est-ce que cette série Lost, ou d’autres programmes du même type, ainsi que votre livre, ont un impact concret qui pourrait permettre de revenir à une télévision telle que vous la décrivez, souhaitez ?
Non, c’est fini. Ces séries là servent à en sonner le glas, et en même temps à informer les autres médias qui eux peuvent aujourd’hui produire ce genre de programmes. La télévision a fait son temps, elle est morte symboliquement maintenant, cela prendra un peu de temps dans la réalité, mais la télévision n’est plus que ruines.
Lorsque vous parlez de nouveaux médias, pensez vous à Internet ?
Oui, ou encore plus loin qu’Internet, les nouvelles technologies n’en sont qu’à leurs prémisses. Mais Internet propose déjà des choses que la télévision se voyait bien en mal de proposer, à savoir par exemple la mise en relation de toutes nos archives, comme une sorte de mémoire collective universelle, à laquelle n’importe qui a accès. C’est un événement totalement nouveau. Hors la télévision continue de vivre comme si cet événement n’avait pas eu lieu. Elle continue de penser qu’en étant au jour le jour, en continuant à être dans une frénésie de l’instant, elle fait la nique à un Internet qui lui au contraire accumule le passé, le solidifie, en fait une constellation, le démocratise et le rend entièrement disponible. Nous sommes en plein milieu de cette articulation, et pour ma part, je n’ai pas beaucoup de doutes quant à l’issue.
Que pensez-vous de ce qui vient de se passer au Moyen-Orient, et de la participation d’Internet dans ces mouvements de révolution pour la démocratie?
Internet l’a été pour la Tunisie, moins pour l’Egypte. Pour la Tunisie, il a été central, notamment Facebook, et a permis à n’importe quel observateur de prendre conscience du degré de réversibilité des images. On a longtemps accusé les réseaux sociaux d’être des outils possibles d’espionnage ou des panoptiques participatifs. C’est exactement l’inverse qui s’est produit en Tunisie, où Internet à échapper totalement aux structures gouvernementales et étatiques. De même qu’il échappe aux organismes de censure en Chine également, où les 400 millions d’internautes chinois ont tout de même réussi, en marge de la télévision officielle, de sa censure et de sa propagande, à avoir des informations et images en direct live des soulèvements tunisiens et égyptiens. Les partisans chinois de la démocratie s’en sont ouvertement réjouis, souhaitant que ces mouvements gagnent l’Asie. Les structures de contrôle et de censure gouvernementales sont toujours en retard par rapport à Internet et à cet espace de liberté, de communication, d’informations offert. Elles font tout pour y accéder, comprendre comment cela fonctionne afin de censurer, dynamiter, mais elles ont toujours trois temps de retard car elles sont perdues dedans, comme un révolutionnaire serait perdu dans un palais présidentiel où il devrait aller chercher des informations… En Egypte, Internet a été moins essentiel, mais ce qui est passionnant, c’est que les gens ont tout de même appliqué la structure psychique des internautes, des inconnus se donnant rendez-vous dans la rue pour faire la révolution comme ils se donnent rendez-vous via Facebook pour tel ou tel évènement.
Malgré le fait qu’Internet ait été coupé ?
Absolument, c’est ce qui est important : alors qu’Internet avait été coupé, ses principes communautaires continuaient à agir. Internet ce n’est pas que de la technologie, c’est déjà une manière de penser. Elle a été rejetée, ridiculisée, satanisée, mise à l’écart par toutes les « élites intellectuelles » sous prétexte d’être une « police de la pensée », « milice autoproclamée ». Mais c’est exactement l’inverse, et hormis une poignée d’intellectuels conservateurs, tout le monde le savait depuis le début. Ces « élites intellectuels » méprisant Internet ne cessent d’être mises en tord, leur dernier sursaut à propos des révolutions en Tunisie et en Egypte consistant à dire que c’est mal ! Elles préféraient les tyrans à une démocratie qui ne sera pas forcément à la botte de l'Occident... Les masques tombent. Tous les B.H.L., les Finkielkraut, ces crapules qui prétendent "penser" à la place des autres depuis trente-cinq ans. Regardez la couverture du "Point", abjecte : "Tunisie, Egypte, Maroc : le spectre islamique". Il est dans leur tête, ce fantôme : c'est le miroir du caractère nébuleux de leur "pensée". Cette pseudo élite intellectuelle française est constituée de personnes souhaitant simplement conserver leurs privilèges dans un monde d’illusions et n’étant plus du tout en prise direct avec la réalité. Ces gens préfèrent leurs fantasmes à la réalité ; et la réalité le leur rend bien, puisqu'ils sont toujours plus ravagés de tics et grimaçants.
On ne peut pas aller contre le sens de l’Histoire…
Non. En même temps, l’intérêt d’un livre comme celui-ci est de comprendre à quel point ce que l’on voit n’est pas neutre et nous conditionne. J’ai besoin d’écrire, de faire ce chemin là pour apprendre à me repérer dans l’espace et dans le temps. Je m’adresse a des lecteurs qui sont comme moi, qui voient, lisent, entendent, regardent à la télévision beaucoup de choses, et sentent qu’il n’y a pas de passivité du regard. Que le regard est toujours actif, qu’il conditionne les attitudes et les actes de chacun. Par rapport à cela, ils se disent si je commence à analyser, alors je reconduis ce qui me semble extérieur à moi à l’intérieur, et l’intérieur à l’extérieur. Il s’agit d’un effet miroir, c’est à dire qu’au lieu d’être déterminé par l’ensemble des idées que je vois, je me mets à déterminer moi-même l’ensemble des idées que je vois.
Un livre est donc pour vous une mise en écriture de votre pensée, de votre réflexion, que vous proposez au lecteur.
Un livre m’amène toujours à voir plus. Pour moi, écrire c’est toujours apprendre à voir, à entendre et plus loin encore, apprendre à vivre.
Au-delà de la pensée pure, il y a le plaisir de l’écriture aussi quand même…
Plaisir… je le vis la plupart du temps plutôt comme un sacerdoce! Il n’y a du plaisir que lorsque j’ai la sensation d’avoir éclairci une zone d’ombre énorme. Lorsque la petite lumière s’allume, c’est un plaisir infini, mais c’est tellement fugitif ! C’est en écrivant que les pensées arrivent. Ecrire un livre c’est pour moi ouvrir un dialogue avec moi même. Les phrases que j’écris, je les écris d’abord pour m’amener à penser, réagir, réfléchir.
Il n’y pas de plan dans vos livres ? Il se fait en se faisant, comme dans la série Lost ?
Il y a un plan qui est secret et qui se crée en s’écrivant. Il y a une tapisserie, exactement comme dans la série Lost. Dans mes livres, il y a une tapisserie, mais je suis pris moi-même dans cette tapisserie comme une mouche dans une toile d’araignée. Je vois bien qu’il y a un plan, je le devine, mais je ne peux le découvrir qu’à mesure que j’avance, comme un explorateur guidé par un ange, voire un démon parfois!
L’œuvre fait le créateur ?
Oui, et non pas l’inverse ! Après chaque livre, il y a un énorme espace qui se libère. A chaque fois, c’est une zone obsessionnelle forte, avec des problèmes à régler. Et tant que ces problèmes ne sont pas réglés, c’est comme une démangeaison. Le livre permet de gratter, puis, après le livre, ça cicatrise. Mais, c’est comme la bonne idée, c’est fugitif et ça ne dure pas longtemps… Un mois tout au plus ! Là, il va falloir que je m’y remette car il y a encore du pain sur la planche. Cela devient de l’ordre de la nécessité, même si c’est un peu grotesque, comme une mission que j’aurais à accomplir alors que personne ne me l’a demandé ! Personne ne me demande de partir sur la route, mais à chaque fois j’y retourne, sur la route du prochain livre !
Je n’ose pas vous en demander le sujet ou le plan…
C’est un secret…
Les mêmes yeux que Lost, Pacôme Thiellement, 116 pages, Variations XII, Editions Léo Scheer, janvier 2011. Du même auteur : Cabala, Led Zeppelin occulte, Ed. Hoëbeke, 2009, et La main gauche de David Lynch, P.UF., 2010.